LE LATIN VULGAIRE  (jusqu’au II s.)

Les recherches concernant l’évolution du latin et la formation de la famille des langues romanes sont basées sur des sources écrites, souvent inconnues avant le XIXe siècle. Grâce à de telles études on prend connaissance des différences entre le latin des grands écrivains classiques et le latin parlé que l’on peut reconstituer grâce aux témoignages indirects. Parmi les textes qui fournissent de telles informations on retiendra, en particulier:

  • certains passages des auteurs classiques: lettres et les discours de Cicéron, comédies de Plaute et, avant tout, Le Satiricon de Pétrone,
  • des inscriptions parmi lesquelles, en particulier: épitaphes, dédicaces aux divinités, graffiti trouvés à Pompéi et à Herculanum,
  • des lettres privées et commerciales; des traitéstechniques: traité d’architecture de M. Vitruvius Pollo (Ier siècle de notre ère), traité vétérinaire Mulomedicina Chironis (IVe s.), livre de cuisine d’Apicius De re coquinaria (IVe s.)

Plus tard:

  • des textes religieux chrétiens: Vetus Itala, la plus ancienne traduction latine des textes bibliques, fortement teintée d’expressions populaires et la Vulgate, traduction plus „littéraire” faite par Saint Jérôme au IVe siècle.
  • des écrits „laïcs”: chroniques, documents juridiques. Plusieurs chroniques de l’époque du latin tardif se sont conservées: Historia Francorum de Grégoire, évêque de Tours (538-594), Chronicarum libri IV (ouvrage anonyme du VIIe s.), Liber historiae Francorum (composé probablement par un moine de Saint-Denis en 727). Pour les documents juridiques on retiendra les anciennes rédactions de la loi Salique et les documents relatifs à la cour des Mérovingiens.
  • des glossaires (forme de dictionnaire rudimentaire) latins et bilingues. Le plus célèbre est le dictionnaire d’Isidore de Séville (vers 570-636), Origines sive etymologiae, qui fournit de précieuses informations sur le latin populaire et régional d’Espagne. Les Gloses de Reichenau du VIIIe s. (Reichenau est le nom de l’abbaye où se trouvait jadis le manuscrit) renferme, dans sa première partie, l’explication des expressions tirées de la Bible. La deuxième partie est un glossaire alphabétique latin – roman où apparaissent, entre autres: oves – berbices, pulcra – bella, arena – sabulo, isset – ambulasset et, pour la première fois, Gallia – Francia. Les Gloses de Kassel (IXe s.) sont une sorte de dictionnaire roman (latin) – allemand: indica mihi – sag mir, radi meo barba – skir minan part, homo – man, etc.
  • des ouvrages de grammariens latins qui contiennent des indications  concernant le bon usage de la langue et la proscription des erreurs. Le texte le plus intéressant est sans doute l’Appendix Probi (IVe s.), ainsi  nommé parce que se trouvant dans le même manuscrit qu’un traité du grammairien Valerianus Probus. Ce manuscrit „relève et corrige 227 mots               réputés pour incorrects (une partie ne le sont point), par ex. vetulus non veclus, calida non calda, auris non oricla, vinea non vinia…

Des tranformations, qui ne sont pas visibles dans la langue littéraire, manifestent une tendance à l’affaiblissement articulatoire.
LE BOULEVERSEMENT DU SYSTEME VOCALIQUE
Les voyelles accentuées:
En latin classique, les voyelles, brèves ou longues, n’ont pas une différence de timbre ayant une valeur phonologique. Mais les brèves ont tendance à être prononcées plus ouvertes, les longues plus fermées. Une évolution continue fait disparaître la valeur distinctive des différences de longueur, alors que les différences de timbre se phonologisent.

ī > i
ĭ, ē > e fermé
ĕ > e ouvert
ă, ā > a
ŏ > o ouvert
ō, ŭ > o fermé
ū > u
Les diphtongues:
Elles tendent à se réduire:
ae passe à ĕ (e bref) – caelum > kĕlo
oe passe à ē (e long) – poenam > pēna
Mais au reste:
causam > chose; si au avait donné o avant la palatalisation de k devant a, on aurait *queuse.

PERTE DE SYLLABES
Chute de voyelles à  l’intérieur d’un mot (syncopes):
Il s’agit des syllabes faibles (protonique contrefinale et posttonique pénultième). Les plus anciennes syncopes ont lieu à coté d’un l ou un r:
vetulus > vetlus; viridem > verde,
mais on en trouve aussi près d’une dentale:
positum > postu; dominum > domnu
Contraction de voyelles en hiatus:
mihi > mi; prehendere > prendere
Consonnification de voyelles:
i et e en hiatus devant voyelle donnent yod:
valeat > valyat;  filiolum > filiyolu

MODIFICATION DES CONSONNES
L’aspiration:
Le h latin ne se prononçait pas dans le langage courant, c’était une affectation. Il avait même disparu dans les mots grecs:
porphura > purpura
Réduction ou assimilation de groupes de consonnes:
x [ks] > s devant consonne – sextus > sestus
rs > ss – persicam > pessica
ns > s – mensem > mese
pt > tt – septem > *sette, etc.
Tendances à la chute des consonnes finales:
m final tombe dans les polysyllabes. Dans les monosyllabes il se conserve assez bien – rem > rien, mais – iam > ja
s final reste en Gaule et en Espagne, où le latin est plus cultivé qu’en Italie.
c final après voyelle tombe – sic > si

En général, les trois changements suivants ont pour conséquence la réduction du nombre des syllabes.
L’apocope – chute de la dernière syllabe: quòmodo > *quòmo > comme.
L’aphérèse – chute de la syllabe initiale: ecclesia > ital.chiesa, ecce hòc (i)ço
> ce, illì murus > li murs.

La réduction des voyelles en hiatus.
Les voyelles en hiatus appartiennent à deux syllabes voisines: fì-lĭ-ă, vì-nĕ-a, fe-bru-à-rius. Lorsqu la première voyelle est un e ou un i, elle devient un [j] semi-vocalique, par exemple dans: fì-li-a > fìlia [filja], vì-ne-a > vìnia [vinja].
Notons que l’apparition de [j] a une importance capitale pour l’évolution ultérieure, à savoir, elle rend possible la palatalisation. Autres voyelles qui figurent comme premiers éléments du hiatus peuvent disparaître: fe-bru-à-rius > fe-brà-rius février, du- ò-de-cim > dò-de-ce > douze (it. dòdici).

EVOLUTION du IIe au IV siècle (époque gallo-romaine)

Le latin devient en Gaule la seule langue de prestige, la langue de l’administration, le symbole et la garantie de la paix sociale. Il est parlé avec fermeté, parfois avec exagération. La prospérité relative provoque le renforcement de l’énergie articulatoire.

PALATALISATIONS:
le  point d’articulation de certaines consonnes tend à se fixer vers l’avant du palais où la langue vient se coller: les dentales (t, d, n, l) reculent, les vélaires (k, g) avancent.

Palatalisation de [k] et [g] qui deviennent [ʨ ] et [ʥ ]
– devant consonne (factum, flagrare)
– initiales ou après consonne devant a, e, i (centum, mercedem, gentem, argentum)
– intervocalique devant a, e, i (placare, regem, pacare, laxare)

Renforcement de iod initial en d͡ʒ :
iam > ja

Palatalisation des consonnes devant iod venant de e ou i latin entre consonne et voyelle:
rationem, radium, montaneam

AUTRES RENFORCEMENTS DES CONSONNES:
les constrictives initiales germaniques anormales pour les Gaulois, deviennent occlusives par renforcement:
θ  > t
θaryan > tarir
x  > k
Hlodwig > Clovis
w > gw
want > gwant (plus tard gant)

La prothèse
L’apparition d’un i (passant ensuite à e) devant le s impurum (s initial suivi d’une consonne occlusive): schola > escole, école; sponsa > isposa > épouse; strĭctum > estreit > étroit.
La prothèse a pour conséquence l’augmentation du nombre de syllabes, ainsi qu’une nouvelle coupe syllabique qui passe entre les deux consonnes: scū-tum > is-cu-tu > es-cu > écu.

L’épenthèse
L’effacement des voyelles (résultant, le plus souvent, de la syncope) crée des rencontres de consonnes souvent nouvelles dans la langue; à cause de la différence des lieux d’articulation respectifs, ces groupements sont parfois difficiles à prononcer. Cela concerne surtout les nasales (m, n) qui se rencontrent avex les liquides après la chute de la voyelle pénultième (l, r). Ce type de difficulté provoque l’insertion d’une troisième consonne, appelée épenthétique, au milieu du groupe consonantique nouvellement formé (le plus souvent un b ou un d). Un e muet final apparaît aussi comme voyelle d’appui, après certains groupes consonantiques dans la partie finale du mot.
Exemples: nùm(ĕ)ru(m) > *num-b-ru > nombre,
tèn(ĕ)ru(m) > ten-d-re,
mòll(ĕ)re > moldre > moudre,
fulgŭrem > *fùlg(ĕ)re(m) > fuildre
(Chanson de Roland) > foudre

Les exemples montrent que la difficulté articulatoire résulte de la rencontre d’une nasale avec une liquide ou bien de deux nasales. La consonne épenthétique qui s’insère pour les séparer est un b ou un d.
Quant à la datation, les consonnes épenthétiques apparaissent déjà en latin vulgaire (avant le Ve s.); cependant, des formes comme senler „sembler”, solre (soldre „payer”), molre (moldre „moudre”) sont attestées encore dans la période de l’ancien français.

DIPHTONGAISON SPONTANEE dans les syllabes libres

Première diphtongaison: voyelles ouvertes ę, ǫ.

ę (e bref latin) [ > ie.
Cette diphtongue se maintient durant toute la période de l’ancien français et dans la plupart des mots elle subsiste jusqu’à nos jours.

Exemples: fèru(m) > fier, pètra > pierre, pède(m) > pied ;

la diphtongue disparaît dans brève(m) > brief, aujourd’hui bref.

ǫ (o bref latin) [> uo > ue (XI s.) > oe (XII -XIII s.) > oeu, eu.

Exemples: sòror > suer > soeur, nòve(m) > nuef > neuf.

Dans le français moderne, la graphie eu, oeu signale l’ancienne diphtongue:

vòlet > vuelt > veut;

bòvem > buef > boeuf.

Plus rarement, la graphie ue subsiste: accueil, orgueuil, cercueil.

La diphtongaison dans un monosyllabe peut se produire même si la voyelle est entravée: cor > cuor > cuer > coeur.
Dans certains mots la diphtongue ne subsiste pas: bòna(m) > buona > bone > bonne.(cf. it. buono, esp. bueno).

La première diphtongaison se produit probablement déjà aux III – IV siècles
(donc en gallo-roman). Les premiers textes en ancien français fournissent un témoignage convaincant de ce processus: dans la Séquence de Sainte Eulalie on trouve, par exemple, buona, nuovo, en espagnol, respectivement, piedra, nuevo.

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Evariste-Vital Luminais – Goths traversant une rivière (XIXe s.)

ÉPOQUE BARBARE (Ve – VIIIe s.)

La période de déclin, commençant vers le milieu du Ve siècle est marquée par l’oubli dans lequel tombent des normes grammaticales et stylistiques de la langue latine littéraire. La culture romaine de cette époque est imprégnée de christianisme: la langue, dans une société chrétienne, a une fonction sociale, didactique et morale, au détriment de la fonction esthétique, qui se trouve négligée. Cela contribue évidemment à l’affaiblissement de la tradition puriste. Le latin parlé se développe spontanément, en se diversifiant suivant la région et la population qui l’utilise. La fin du latin vulgaire, que les historiens de la langue situent au VIIIe siècle, est marquée par la disparition définitive de l’homogénéité du latin: les variantes régionales se développent indépendamment les unes des autres, pour devenir plus tard des langues romanes autonomes.

Au début du Ve siècle les Germains s’installent de façon durable sur le territoire de la Gaule. La population gauloise est dans certaines régions décimée, l’organisation civile disparaît; c’est le cas de la partie nord-est de la Gaule, conquise par les Alamans. La partie occupée par les Francs connaît un meilleur sort: les envahisseurs s’assimilent plus facilement à la civilisation gallo-romaine.

À partir du VIe siècle, la Gaule devient de plus en plus isolée du monde latin. Les routes sont dangereuses et les échanges commerciaux presque inexistants. La langue classique est ignorée non seulement par la population illettrée, mais aussi par le clergé, censé la connaître à travers l’écriture. Les documents écrits en latin à cette époque sont pleins de fautes et de barbarismes.

Le germanique fournit des phonèmes nouveaux:
h aspiré initial et w initial, devenu en français gw, ensuite g.

H d’origine francique (germanique) se maintient dans l’ancien français:

frcq. heriberga > herberge a. fr., (fr. mod. auberge remonte au provençal), et le verbe dérivé héberger,

*hapja > hâche,

*hagja > haie, etc.

Les mots commençant par h germanique, dit aspiré, ne se prêtent ni à la liaison avec le mot précédent (les hâches [le aʃ]) ni à l’élision (la hâche).

Les emprunts germaniques relèvent, principalement, des domaines suivants:
– équipement militaire, combat:

*hapja > hâche,

*brand > brant („lame de l’épée”),

*targa > targe („bouclier”),

*helm > helme > heaume,

*halsberg > hauberc > haubert,

*hwerra > guerre

*wardon > garder; etc.;

agriculture, chasse:

*bladum > blé,

*lothr > leurre,

*gard > jardin,

*hagia > haie,

*waidanjan > gaaigner > gagner,

*buk > bouc, etc.

– droit, administration:

*warand > garant,

*fehu („bétail”) > feudu (bas latin) > fief.

Les suffixes –ard (couard), -aud (badaud) sont franciques, de même que l’ancien suffixe –enc > eng (hareng).

Au total le nombre de mots d’origine germanique n’est pas élevé. Une part importante de l’apport germanique est constituée par les toponymes et les noms de personnes.
– toponymes: les noms de lieux composés d’un nom de personne (germanique) + villa, curtis (mots latins), par exemple Charleville, Thionville (Theudonis villa), Avricourt (Eberhardi curtem);
– prénoms: Augier, Baudry, Bernard, Charles, Gautier, Guillaume, Guy, Henri, Thierry, Richard

La deuxième diphtongaison

Elle se produit au début de la période de l’ancien français.
ę (e long et i bref latin) se diphtongue d’abord en ei;
ei devient au XIIIe siècle oi prononcé [oi],
plus tard (XVI – XVIII ) [oé] > [we] ou dans la prononciation populaire du XVIIIe siècle [wa].
C’est cette dernière prononciation qui se généralise au XIXe siècle.

Exemples:

fèdem > fei >foi [foi] > [foé] > [fwé] > [fwa],

mè > mei > moi,

tèla(m) > teile > toile,

sapère > saveir > savoir.

ǫ (o long et u bref latin) [> ou > eu (depuis le XIIIe s.).

Exemples:

flor(em) > flour > fleur,

cauda > còda > queue,

dolòre(m) > dolour > douleur,

òra(m) > ore ou houre > heure.

Notons que dans certains mots la forme plus ancienne de la diphtongue se maintient;

nos > nous, vos > vous (mais illòru > lor > lour > leur);

par contre, lùpu(m) > leu (forme ancienne), mais en français moderne loup.

Amòrem est devenu amour et non „ameur”), probablement sous l’influence du provençal.

Époque barbare (suite)
Affaiblissement des consonnes intervocaliques

p > b > ß > v dans la plupart des cas

ripa > *riba > rive

lupa > *loba > louve

caput > cabo > [tšievo] > chief > chef

b > v   s’il n’y a pas près de lui de voyelle vélaire accentuée ou suivante

probare > prouver

hibernum > hiver

b > w qui tombe avec voyelle vélaire accentuée ou suivante

parábola > paraule > parole

nuba > nue

habutum > eu

g intervocalique tombe sous l’action d’une voyelle vélaire

(voy) g (e,i) > y  pagensem > pays

(a, e, i) g (voy) > y   paganum > païen

(voy) g (o, u) > tombe   Augustum > aost > août

(o, u) g (a) > tombe ruga > rue

(voy) k (e, i) > ts > dz> z   placere > plaisir

(a, e, i) k (a) > k > g > y     necare > negare > noyer

(voy) k (o, u) > g qui tombe   amicum > *amigo > ami

(o, u) k (a) > g qui tombe       traucat > *traugat > troue

k > g >  ɣ  qui tombe ou reste comme w final

lactuca > lattuga> laitue

final dans: lieu, jeu, feu, peu

locum > luogo > luowo > luow > lieu

d intervocalique est prononcé comme ð (fin du VIe s.) jusqu’au X e s., puis tombe

adiutare > aiudha (Serments de Strasbourg 842)

t  intervocalique > d > ð  qui tombe

vita > vide > vie

cata una > cadhune (Serments de Strasbourg)

s intervocalique > [z]

causa > chose

Simplification des geminées

cappa > cape

illa > ele (auj. elle)

Double s (-ss) reste pour ne pas confondre avec s [z] (poisson =/=poison)

Affaiblissement des voyelles

Protoniques contrefinales tombent, sauf le a qui passe à e muet

ornamentum > ornement

e, i, o, u tombent en principe, persistent pour soutenir un groupe de consonnes difficiles à prononcer (en forme de e muet)

quadrifurcum > carrefour

et devant geminée

appellare > appeler

Réduction de la diphtongue au

causa > [tšose] > chose

Palatalisation de u en [y]

difficile à dater (substrat celte?)

Fermeture de a libre après palatale – VIe s.

a entravé est plus résistant

En syllabe protonique initiale:

a entravé reste

capponem > chapon

a libre > e

caballum > cheval

En syllabe tonique:

a entravé reste

cattum > chat

a libre > ie

canem > ien

Diphtongaison probable de a tonique libre

a > *ae > e

mare > * maer > mer

L’unique exemple: manet > maent (Séquence de Sainte Eulalie)

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ÉPOQUE CAROLINGIENNE: VIIIe – Xe s.

La période de relative stabilisation.

Une réforme de l’éducation ayant pour but l’amélioration de la connaissance du latin, langue des Livres saints, a été entreprise par Charlemagne. Ayant fait venir des professeurs étrangers, parmi lesquels le plus connu était Alcuin de York, Charlemagne a fondé une école du Palais pour instruire les jeunes nobles, ainsi que des écoles pour les clercs où l’on enseignait la grammaire latine, la lecture des textes latins ainsi que l’art de bien parler et d’écrire correctement.
L’enseignement de principales matières, connues sous le nom d’„arts libéraux”, était organisé en deux étapes: le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium (arithmétique, astronomie, musique, géométrie).
La réforme carolingienne confirme la distance entre le parler du peuple et le latin de l’école. La langue de tous les jours devient tellement différente du latin qu’on l’appelle dans les documents de l’époque „lingua romana rustica” ou „vulgaris sermo” („le parler du peuple”). Dans certaines régions de la Gaule les envahisseurs continuent à parler leur langue. Ainsi trois langues sont en usage: le latin, le roman et le germanique; seules les deux dernières sont employées par le peuple qui, lui, a depuis longtemps cessé de comprendre le latin.
Afin de garder le contact avec les fidèles l’église décide, pendant le concile de Tours (813), que le clergé doit prêcher en langue romane rustique ou en langue germanique. Le bilinguisme de la Gaule de cette époque est confirmé par les Serments de Strasbourg (842), texte rédigé en langue romane rustique et en germanique. Mais un siècle plus tard le germanique semble n’être plus en usage en Gaule.

Au début de cette époque l’ancien français prend son système accentuel: mots oxytons ou paroxytons avec la syllabe finale en e muet.

Traitement des syllabes finales:

  • la voyelle finale est e muet (caduc), venant de a posttonique final (rosam > rose) ou de la finale d’un proparoxyton de réduction tardive (comitem > conte)
  • ce [ə] se maintient sous forme assourdie et éventuellement avec la consonne qui suit.
  • si c’est un t, il devient un [θ], p. ex. cantat > chantet
  • dans d’autres cas la voyelle finale tombe, sauf si elle appuie le groupe [nt] p. ex. ils chantent ; ou un groupe consonne occlusive + liquide (ventre, doble)

La réduction des triphtongues:

negat > nieyet > nie ; nocet > nuoidzet > nuit

Traitement des consonnes

Réductions des groupes difficiles à prononcer :

hospitalem > osptele > ostel (chute de la consonne centrale)

assimilation : femina > femne > fenme > feme (auj. femme)

Réduction des groupes occlusives + w

à l’initiale, chute de w dans le groupe gw germanique et dans le kw latin

gwere > guerre [gere] ; quare [kware] > car

à l’intérieur du mot on peut avoir w > v dans des paroles demi-savantes :

januarium > janvier ; vidua > vedve > veve (auj. veuve)

LE TRÈS ANCIEN FRANÇAIS : Xe – XIe s.

L’articulation reste faible. Le système consonantique se simplifie, mais le système vocalique se complique.

La vocalisation de L

l devant consonne avait depuis longtemps une prononciation vélaire et non dentale. Il se relâche peu à peu et aboutit à u, d’où différentes combinaisons avec la voyelle ou la diphtongue précédente.

u long + l > uu > [y]. p.ex. pulcem > puce

a + l > au > [o]. p.ex. caballos > chevals > chevaus > chevaux

e bref + l > eau (jusqu’au XVIe s.) > [o]. p.ex. bellus > bels > beaus > beau

e long (i bref) + l > eu > [ ø ]. p.ex. illos > els > eus > eux etc.

Changements spontanés des voyelles et des diphtongues

o long > [u] en protonique initial (entravé et libre) ou tonique entravé à partir du XIe s.

movere > moveir > mouvoir

tornare > torner > tourner

totum > *tottum > tot > tout

ursum > ors > ours

évolution des diphtongues résultant de la diphtongaison:

uo > ue (Xe s.) p.ex. cor > cuor > cuer

ei > oi (fin XIe s.) p.ex. aveir > avoir

ou > eu (XIe s.). p.ex. florem > flour > fleur

*ae > e. p.ex. matrem > *maere > mère

Nasalisations

Les nasalisations sont une conséquence de la faiblesse articulatoire: devant une consonne nasale le voile du palais prend par anticipation la position abaissée. Le phénomène a eu lieu quelle que soit la position de la voyelle. Jusqu’au XVIe s. on a une succession voyelle nasale + consonne nasale (donner, bonne).

La chronologie s’établit d’après les assonances des anciens poèmes, p.ex. avant La vie de Saint Alexis an > ɑ̃ ; entre Saint Alexis et la Chanson de Rolland in > ɛ̃ ; au XIIe s. on > ɔ̃

Réduction de certaines consonnes constrictives dentales

Chute de ð intervocalique p.ex. vitam > [viðə] > vie
Chute de θ final p.ex. cantat > [tʃɑ̃təθ] > chante

Réduction de ðr en rr p.ex. videre + habet > vedrat > verra

Chute de f devant t ou s final. p.ex. debet > deift > deit > doit

En mai 987, Louis V, le roi carolingien de la Francie occidentale était décédé subitement dans un accident de chasse en ne laissant aucun héritier direct. Le 1er juin, les grands seigneurs du royaume se sont réunis à Senlis pour élire un successeur au trône de la Francie occidentale. L’aristocratie franque a élu Hugues Ier qui a été sacré quelques jours plus tard, le dimanche 3 juillet 987, dans la cathédrale de Noyon. Il a été surnommé aussitôt le «roi à chape» en raison de son titre d’abbé laïc qu’il détenait dans les nombreuses «chapes» ecclésiastiques  — la chape (la «capa» ou cape) étant le manteau à capuchon que portaient les abbés —, d’où le terme Capet.

Avant d’être couronné «roi des Francs» (rex Francorum), Hugues Ier était un puissant seigneur respecté; il était comte de Paris, comte d’Orléans, duc des Francs et marquis de Neustrie (nord-ouest de la France sans la Bretagne), et possédait de nombreuses seigneuries laïques et abbayes (Saint-Martin-de-Tours, Marmoutier, Saint-Germain-des-Prés et Saint-Denis). Ses alliances familiales avaient favorisé son élection comme «roi des Francs» par l’aristocratie: il était frère d’Othon (duc de Bourgogne), beau-frère de Richard (duc de Normandie), et gendre de Guillaume III Tête d’Étoupe (duc d’Aquitaine), depuis son mariage en 970 avec la princesse Adélaïde, la fille de Guillaume III.

C’est avec l’avènement de Hugues Capet (en 987) que le premier roi de France (encore désigné comme le «roi des Francs») en est venu à parler comme langue maternelle la langue romane vernaculaire (plutôt que le germanique), ce qui sera appelé plus tard comme étant le françois ou françoys (prononcé [franswè]).

Hugues Ier sera le fondateur de la dynastie des Capétiens et s’appuiera sur des règles d’hérédité, de primogéniture (priorité de naissance) et d’indivisibilité des terres domaniales. C’est donc Hugues Capet qui a. remplacé la monarchie élective en vigueur sous les derniers Carolingiens en une monarchie héréditaire. D’ailleurs, Hugues Capet avait fait élire et sacrer son fils aîné Robert quelques mois après sa propre élection, soit le 25 décembre 987. La dynastie des Capétiens a réussi à renforcer ainsi l’autorité royale et a entrepris la tâche d’agrandir ses domaines. Contrairement aux rois précédents qui transportaient leur capitale d’une ville à l’autre, les Capétiens se sont fixés à Paris. 

Ce n’est qu’en 1119 que le roi Louis VI le Gros (qui régna de 1108 à 1137), un descendant de Hugues Capet, s’est proclamé, dans une lettre au pape Calixte II «roi de France» (rex Franciai), plus précisément «roi de la France», non plus des Francs, et «fils particulier de l’Église romaine». C’est le premier texte où il est fait référence au mot France. D’où le mot français (et «françois» ou «françoys»). En réalité, c’est le mot françois ou françoys(prononcé [franswè]) qui était attesté à l’époque, le mot francien ayant été créé en 1889 par le philologue Gaston Paris pour faire référence au «français de l’Île-de-France» du XIIIe siècle, par opposition au picard, au normand, au bourguignon, au poitevin, etc. Mais il faut aussi considérer qu’au début du XIIIe siècle le terme françois ou françoys désignait autant la langue du roi que le parler de l’Île-de-France ou même toute autre variété d’oïl (picard, champenois, normand, etc.). Autrement dit, la notion de «françoys» recouvrait une réalité linguistique encore assez floue. Les mots FranceFranc et françoys étaient souvent utilisés de façon interchangeable, que ce soit pour désigner le pays, le pouvoir ou la langue du pouvoir.

Dans les conditions féodales, les divergences qui existaient déjà entre les parlers locaux se sont développées et affermies. Chaque village ou chaque ville avait son parler distinct: la langue évoluait partout librement, sans contrainte. Ce que nous appelons aujourd’hui l’ancien français correspondait à un certain nombre de variétés linguistiques essentiellement orales, hétérogènes géographiquement, non normalisées et non codifiées. Les dialectes se multipliaient et se divisaient en trois grands ensembles assez nettement individualisés, comme on les retrouve encore aujourd’huilangues d’oïl au nord, langues d’oc au sud, le franco-provençal en Franche-Comté, en Savoie, au Val-d’Aoste (Italie) et dans l’actuelle Suisse romande. L’une des premières attestations de l’expression langue d’oc est attribuée à l’écrivain florentin Dante Alighieri (1265-1321). Dans son De Vulgari Eloquentia («De l’éloquence vulgaire») rédigé vers 1305 en latin, celui-ci classait les trois langues romanes qu’il connaissait d’après la façon de dire oui dans chacune d’elles (par exemple, oïlocsi), d’où la distinction «langue d’oc» (< lat. hoc) au sud et «langue d’oïl» (< lat. hoc ille) au nord, pour ensuite désigner les parlers italiens (sì < lat. sic). Dante distinguait dans leur façon de dire «oui» les trois grandes branches des langues romanes (issues du latin) connues.

Bien que le français («françoys») ne soit pas encore une langue officielle (c’était le latin à l’écrit), il était néanmoins utilisé comme langue véhiculaire par les couches supérieures de la société et dans l’armée royale qui, lors des croisades, l’a porté en Italie, en Espagne, à Chypre, en Syrie et à Jérusalem. La propagation de cette variété linguistique était favorisée par la grande mobilité des Français: les guerres continuelles obligeaient des transferts soudains de domicile, qui correspondaient à un véritable nomadisme pour les soldats, les travailleurs manuels, les serfs émancipés, sans oublier les malfaiteurs et les gueux que la misère générale multipliait. De leur côté, les écrivains, ceux qui n’écrivaient plus en latin, ont cessé en même temps d’écrire en champenois, en picard ou en normand pour privilégier le «françoys».

Cette langue «françoise» du Moyen Âge ne paraît pas comme du «vrai français» pour les francophones du XXIe siècle. Il faut passer par la traduction, tellement cette langue, dont il n’existe que des témoignages écrits nécessairement déformés par rapport à la langue parlée, demeure différente de celle de notre époque. Les étudiants anglophones des universités ont moins de difficultés à comprendre cet ancien français que les francophones eux-mêmes, la langue anglaise étant bien imprégnée de cette langue! 

Les Vikings

Au cours du  Xe siècle, les rois ont été souvent obligés de mener une vie itinérante sur leur petit domaine morcelé et pauvre. Incapable de repousser les envahisseurs vikings (ces «hommes du Nord» — Northmans — venus de la Scandinavie), Charles III le Simple leur a concédé en 911 une province entière, la Normandie. Le traité de Saint-Clair-sur-Epte cédait au chef Rollon le comté de Rouen, qui deviendra le duché de Normandie. En échange, Rollon s’engageait à bloquer les incursions vikings menaçant le royaume des Francs et demeurait vassal du roi et devenait chrétien en 912 en la cathédrale de Rouen sous le nom de Robert (Robert  Ier le Riche). 

Les Vikings de Normandie, comme cela avait été le cas avec les Francs, ont perdu graduellement leur langue scandinave, le vieux norrois apparenté au danois. Dans leur duché, désormais libérés de la nécessité de piller pour survivre, les Vikings sont devenus sédentaires et ont fondé des familles avec les femmes du pays. Celles-ci parlaient ce qu’on appellera plus tard le normand, une langue romane qu’elles ont apprise naturellement à leurs enfants. On estime que le langue des Vikings, encore vivante à Bayeux au milieu du Xe siècle, n’a pas survécu bien longtemps au-delà de cette date. Autrement dit, l’assimilation des vainqueurs vikings s’est faite rapidement et sans trop de problèmes. L’héritage linguistique des Vikings se limite à moins d’une cinquantaine de mots, presque exclusivement des termes maritimes: cingler, griller, flâner, crabe, duvet, hauban, hune, touer, turbot, guichet, marsouin, bidon, varech, homard, harfang, etc.

Moins d’un siècle après leur installation en Normandie, ces anciens Vikings, devenus des Normands, ont pris de l’expansion et sont partis chercher fortune par petits groupes en Espagne en combattant les Maures aux côtés des rois chrétiens du Nord (1034-1064), ainsi qu’en Méditerranée, en Italie du Sud et en Sicile, jusqu’à Byzance, en Asie mineure et en «Terre Sainte» lors des croisades. Partout, les Normands ont répandu le français hors de France.

LANCIEN FRANÇAISJUSQU’AU XIIIe s.

La prononciation des consonnes

En finale de mot, la règle était de prononcer toutes les consonnes écrites. Cependant, les lettres n’avaient pas la même valeur qu’on leur donne actuellement. Ainsi, le -t final s’est prononcé [θ] (comme le th sourd de l’anglais) jusqu’à la fin du XIe siècle, dans des mots comme aimetchantet et vertut; toutefois, ce [θ] constrictif est tombé en désuétude et il devait être rare dès le début du XIIe siècle. 

Contrairement à ce qui se passe en français moderne, tous les -s du pluriel se faisaient entendre. Par exemple, chevaliers et les omes (hommes) se prononçaient [tchëvaljèrs] et [lèzom-mës]. La lettre finale -z des mots tels amez (aimez), chantezdolz (doux) avait la valeur de l’affriquée [ts]. Enfin, la lettre -l était mouillée (palatalisée) en [λ] en fin de mot: il = [iλ], soleil = [sòlèλ], peril = [periλ].

Rappelons que la période romane avait introduit la prononciation d’un [h] dit «aspiré» dans des mots d’origine francique comme honte, haine, hache, haïr, hêtre, héron. etc. Cette prononciation du [h] s’est atténuée au cours de l’ancien français, qui finira par ne plus écrire le h initial dans la graphie. Par exemple, le mot « homme» du français moderne s’écrivait ome (du latin hominem) en ancien français. Le h graphique a été réintroduit dans les siècles suivants soit par souci étymologique (p. ex. ome < lat. hominem > homme) soit pour interdire la liaison (p. ex. harnaishutte, etc.).

L’un des traits caractéristiques de cet état de langue ancien résidait dans la présence des consonnes affriquées. Au nombre de quatre, elles correspondaient aux sons [ts], [dz], [tch] et [dj]comme dans djihad. Dans la graphie, elles étaient rendues respectivement par c (devant e et i) et -z en finale, par z à l’intérieur du mot, par ch, et par g (devant e et i) ou j (devant aou). Le graphème ë correspond au son [e] neutre comme dans cheval ou chemin; en finale de mot, les e se prononçaient tous: cireplaceargile, d’où le [ë] dans le tableau ci-dessous. 

Dans certains mots, les consonnes nasales [m] et [n], comme on les connaît en français contemporain, avaient déjà perdu leur articulation propre à la finale dans des mots comme painfaimpontblancbrun, etc. En fait, la consonne nasale était combinée avec la voyelle qui la précède et on ne la prononçait plus, et ce, même si elle était conservée dans la graphie: pain , bonfaim, etc.

En général, en ancien français, les consonnes nasales pouvaient garder leur articulation propre et n’étaient pas nasalisées avec la voyelle précédente (comme aujourd’hui): on prononçait distinctement la voyelle nasale ET la consonne nasale. Par exemple, on prononçait les mots bienbonjambesentirrompre, etc., en faisant bien sentir la consonne [n] ou [m]. Par exemple, dans l’adjectif bonne, non seulement la consonne était prononcée (comme aujourd’hui), mais la voyelle [ò] était nasalisée (ce qui n’est plus le cas) et la voyelle finale, prononcée: [bon + n + në], [bien + n], [djam + bë], [sen + tir], [rom + m + prë]. Il faudrait noter aussi la chute de [s] devant une consonne sourde: hoste > hôtemaistre > maîtreteste > têtecoustume > coutumeforest > forêt.

Les prétentions à la couronne anglaise

Le duc de Normandie est devenu plus puissant que le roi de France avec la conquête de l’Angleterre. Les Normands étaient depuis longtemps en contact avec l’Angleterre; ils occupaient la plupart des ports importants face à l’Angleterre à travers la Manche. Cette proximité a entraîné des liens encore plus étroits lors du mariage en 1002 de la fille du duc Richard II de Normandie, Emma, au roi Ethelred II d’Angleterre. À la mort d’Édouard d’Angleterre en 1066, son cousin, le duc de Normandie appelé alors Guillaume le Bâtard — il était le fils illégitime du duc de Normandie, Robert le Magnifique — a décidé de faire valoir ses droits sur le trône d’Angleterre.

C’est par sa parenté avec la reine Emma (décédée en 1052) que Guillaume, son petit-neveu, prétendait à la couronne anglaise. Selon les anciennes coutumes scandinaves, les mariages dits en normand à la danesche manere(«à la danoise») désignaient la bigamie pratiquée par les Vikings implantés en Normandie et, malgré leur conversion officielle au christianisme, certains Normands avaient plusieurs femmes. Les enfants nés d’une frilla, la seconde épouse, étaient considérés comme parfaitement légitimes par les Normands, mais non par l’Église. Autrement dit, Guillaume n’était «bâtard» qu’aux yeux de l’Église, car il était légalement le successeur de son père, Robert le Magnifique.

– La bataille de Hastings (14 octobre 1066)

Avec une armée de 6000 à 7000 hommes, quelque 1400 navires (400 pour les hommes et 1000 pour les chevaux) et… la bénédiction du pape, Guillaume II de Normandie a débarqué dans le Sussex, puis s’est déplacé autour de Hastings où devait avoir lieu la confrontation avec le roi Harold II. Mais les soldats de Harold, épuisés, venaient de parcourir 350 km à pied en moins de trois semaines, après avoir défait la dernière invasion viking au centre de l’Angleterre. Le 14 octobre, pendant la bataille de Hastings, qui n’a duré qu’une journée, Guillaume a réussi à battre Harold II, lequel a été même tué.

Le duc Guillaume II de Normandie, appelé en Angleterre «William the Bastard» (Guillaume le Bâtard), est devenu ainsi «William the Conqueror» (Guillaume le Conquérant). Le jour de Noël, il a été couronné roi en l’abbaye de Westminster sous le nom de Guillaume Ier d’Angleterre.

Le nouveau roi s’est imposé progressivement comme maître de l’Angleterre durant les années qui ont suivi. Il a évincé la noblesse anglo-saxonne qui ne l’avait pas appuyé et a favorisé ses barons normands et a aussi éliminé les dignitaires ecclésiastiques anglo-saxons en confiant les archevêchés à des dignitaires normands. On estime à environ 20 000 le nombre de Normands qui se sont fixé en Angleterre à la suite du Conquérant. Par la suite, Guillaume Ier (1066-1087) a exercé sur ses féodaux une forte autorité et est devenu le roi le plus riche et le plus puissant d’Occident.  Après vingt ans de règne, l’aristocratie anglo-saxonne était complètement disparue pour laisser la place à une élite normande, tandis qu’il n’existait plus un seul Anglais à la tête d’un évêché ou d’une abbaye. La langue anglaise a pris du recul au profit du franco-normand.

Guillaume Ier d’Angleterre et les membres de sa cour parlaient une variété de français appelé aujourd’hui le franco-normand (ou anglo-normand), un «françois» teinté de mots nordiques apportés par les Vikings qui avaient, un siècle auparavant, conquis le nord de la France. À partir ce ce moment, le mot normand perdit son sens étymologique d’«homme du Nord» pour désigner un «habitant du duché de Normandie». La conséquence linguistique de Guillaume le Conquérant a été d’imposer le franco-normand, considéré comme du «françois» plus local, dans la vie officielle en Angleterre. Alors que les habitants des campagnes et la masse des citadins les plus modestes parlaient l’anglo-saxon, la noblesse locale, l’aristocratie conquérante, ainsi que les gens d’Église et de justice, utilisaient oralement le franco-normand, mais le clergé, les greffiers, les savants et les lettrés continuaient pour un temps d’écrire en latin.

Le françois de France, pour sa part, a acquis également un grand prestige dans toute l’Angleterre aristocratique. En effet, comme tous les juges et juristes étaient recrutés en France, le «françois» de France est devenu rapidement la langue de la loi et de la justice, sans compter que de nombreuses familles riches et/ou nobles envoyaient leurs enfants étudier dans les villes de France.

Le premier roi de la dynastie des Plantagenêt, Henri II (1133-1189), du fait de son mariage avec Aliénor d’Aquitaine en 1152, englobait, outre l’Irlande et l’Écosse, plus de la moitié occidentale de la France. Bref, Henri II gouvernait un royaume allant de l’Écosse aux Pyrénées: c’était la plus grande puissance potentielle de l’Europe. Par la suite, Philippe Auguste (1180-1223) a repris aux fils d’Henri II, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, la majeure partie des possessions françaises des Plantagenêt : Normandie, Maine, Anjou, Touraine, Poitou, Aquitaine, Limousin et Bretagne.

À ce moment, toute la monarchie anglaise parlait français (le «françois»), et les rois anglais épousaient systématiquement des princesses françaises (toutes venues de France entre 1152 et 1445). Il faut dire aussi que certains rois anglais passaient plus de temps sur le continent qu’en Grande-Bretagne. Ainsi, Henri II d’Angleterre a passé 21 ans sur le continent en 34 ans de règne.

Lorsque, en 1259, Henri III d’Angleterre (1216-1272) a renoncé officiellement à la possession de la Normandie, la noblesse anglaise a eu à choisir entre l’Angleterre et le Continent (France), ce qui a contribué à marginaliser le franco-normand au profit, d’une part, du français parisien, d’autre part, de l’anglais.

La langue du roi de France

Au cours du XIIe siècle, on a commencé à utiliser le «françois» à l’écrit, particulièrement dans l’administration royale, qui l’employait parallèlement au latin. Sous Philippe Auguste (1165-1223), le roi de France avait considérablement agrandi le domaine royal: après l’acquisition de l’Artois, c’était la Normandie, suivie de la Touraine, de l’Anjou et du Poitou. C’est sous son règne que s’est développé l’administration royale avec la nomination des baillis dans le nord du pays, des sénéchaux dans le Sud.

Mais c’est au XIIIe siècle que sont apparues des œuvres littéraires en «françois». À la fin de ce siècle, le «françois» s’écrivait en Italie (en 1298, Marco Polo a rédigé ses récits de voyages en françois), en Angleterre (depuis la conquête de Guillaume le Conquérant), en Allemagne et aux Pays-Bas. Évidemment, le peuple ne connaissait rien de cette langue, même en Île-de-France (région de Paris) où les dialectes locaux continuaient de subsister. 

Lorsque Louis IX (dit «saint Louis») a accédé au trône de France (1226-1270), l’usage du «françois» de la Cour avait plusieurs longueurs d’avance sur les autres parlers en usage, mais il n’était pas parlé partout en France. Au fur et à mesure que s’affermissait le domaine royal et la centralisation du pouvoir, la langue du roi de France gagnait du terrain, particulièrement sur les autres variétés d’oïl. Mais, pour quelques siècles encore, le latin gardera ses prérogatives à l’écrit et dans les écoles pendant que les «patois» resteront l’apanage à l’oral des classes populaires dans presque toute la France.

De fait, après plusieurs victoires militaires royales, ce «françois» a pris le pas sur les autres langues d’oïl (orléanais, champenois, angevin, bourbonnais, gallo, picard, etc.) et s’est infiltré dans les principales villes du Nord avant d’apparaître dans le Sud. À la fin de son règne, Louis IX était devenu le plus puissant monarque de toute l’Europe, ce qui allait assurer un prestige certain à sa langue, que l’on appelait encore le françois.

À l’époque de l’ancien français (ou françois), les locuteurs semblent avoir pris conscience de la diversité linguistique des parlers du nord de la France. Comme les parlers d’oïl différaient quelque peu, ils étaient généralement perçus comme des variations locales d’une même langue parce que de village en village chacun se comprenait. Thomas d’Aquin (1225-1274), théologien de l’Église catholique, donne ce témoignage au sujet de son expérience: «Dans une même langue [lingua], on trouve diverses façons de parler, comme il apparaît en français, en picard et en bourguignon; pourtant, il s’agit d’une même langue [loquela].» Cela ne signifie pas cependant que la communication puisse s’établir aisément. De plus, les jugements de valeur sur les «patois» des autres étaient fréquents. Dans le Psautier de Metz (ou Psautier lorrain) rédigé vers 1365, l’auteur, un moine bénédictin de Metz, semble déplorer que les différences de langage puisse compromettre la compréhension mutuelle. 

 La prononciation des voyelles

Comparé au système consonantique, le système vocalique (voyelles) est encore plus complexe en ancien français du XIIe siècle. En fait, on à peine à imaginer aujourd’hui cette surabondance des articulations vocaliques («voyelles») dont était caractérisée l’ancienne langue française. De plus, il est difficile de déterminer si ces articulations étaient toutes des phonèmes ou si plusieurs de celles-ci correspondaient plutôt à des variantes combinatoires; certains spécialistes n’hésitent pas à croire qu’il s’agissait d’un système phonologique plutôt que simplement phonétique.

Les voyelles de l’ancien français étaient les suivantes:

– 9 voyelles orales: [i], [é], [è], [a], [o], [ò], [ou], [ü], [ë]

– 5 voyelles nasales: [an], [ein], [in], [oun], [ün]

– 11 diphtongues orales: [ie], [ue], [ei], [òu], [ai], [yi], [oi], [au], [eu], [èu], [ou]

– 5 diphtongues nasalisées: [an-i], [ein-i], [i-ein], [ou-ein], [u-ein]

– 3 triphtongues: [ieu], [uou], [eau]

Ce système donne un total impressionnant de 33 voyelles. Le français moderne en compte maintenant 16 et, par rapport aux autres langues, on peut considérer que c’est déjà beaucoup. Il s’agit là d’un système que l’on pourrait qualifier d’«anormal» dans l’histoire; d’ailleurs, il sera simplifié au cours dès le XIIIe siècles.

Au début du XIIe siècle, les voyelles notées avec deux lettres correspondaient à des diphtongues. On en comptait 16, dont 11 orales et 5 nasales. Autrement dit, toutes les lettres écrites se prononçaient. Le groupe oi était diphtongué en [oi], comme dans le mot anglais boy que l’on transcrirait phonétiquement [bòj] ou [bòi]; par exemple, roi se prononçait [ròj] (ou [ròi]. Pour les autres diphtongues, il fallait prononcer en une seule émission les deux «parties» de la voyelle: [ie], [ue], [ei], etc. Voici des exemples d’anciennes diphtongues dont on retrouve les traces encore dans la graphie d’aujourd’hui: fouvoirfeusauversautdouleurchaisecausertruite, etc. La diphtongue [au] était prononcée [ao] plutôt que [au], et elle est demeurée diphtonguée durant tout le début du Moyen Âge dans des mots comme sautsauver, etc. Elle se réduira à [o] au cours du XVIe siècle.

L’ancien français possédait aussi des triphtongues: [ieu], [uou], [eau]. On en retrouve des vestiges dans des mots contemporains en [eau] comme oiseaubeaudrapeau; en ancien français ces mêmes voyelles étaient triphtonguées, plus du tout aujourd’hui.

Au cours des XIIIe et XIVe siècles, l’ancien français continuera d’évoluer. Ainsi, la graphie oi est passée de la prononciation en [oi] comme dans boy à [oé], puis [oè] et finalement [wè]: des mots comme roimoiloitoi, etc., étaient donc prononcés [rwè], [mwè], [lwè], [twè], etc. La prononciation en [wa] était déjà attestée au XIIIe siècle, mais elle n’était pas généralisée. Certains critiquaient cette prononciation en [wa], car elle était surtout employée par les classes modestes; elle triomphera à la Révolution française.

LA GRAMMAIRE DE L’ANCIEN FRANÇAIS


Au plan morpho-syntaxique, l’ancien français conservait encore sa déclinaison à deux cas (déclinaisons) et l’ordre des mots demeurait assez libre dans la phrase, généralement simple et brève. Jusqu’au XIIIe siècle, les deux cas de l’ancien français sont les mêmes que pour la période romane: le cas sujet (CS) et le cas régime (CR) issu de l’accusatif latin. 

Déclinaison I:CS   (cas sujet)CR   (cas non sujet)li murs  (le mur)le mur   (le mur)li mur       (les murs)les murs   (les murs)
Déclinaison II:CS   (cas sujet)CR   (cas non sujet)li pere   (le père)le pere   (le père)le pere      (les pères)les peres   (les pères)
Déclinaison III:CS   (cas sujet)CR   (cas non sujet)li cuens  (le comte)le comte (le comte)li comte     (les comtes)les comtes (les comtes)

De façon générale, c’est le cas régime (autre que sujet) qui a persisté en français, car la déclinaison à deux cas a commencé à s’affaiblir dès le XIIIe siècle et, à la fin du XIVe siècle, le processus était rendu à son aboutissement: il ne restait plus qu’un seul cas, le cas régime. C’est sur celui-ci que repose la forme des mots français d’aujourd’hui.

L’article

Une autre innovation concerne l’apparition de l’article en ancien français, alors que le latin n’avait pas d’article, son système sophistiqué de déclinaison pouvant se passer de ce mot outil. Le français a développé un système d’articles à partir des démonstratifs ille/illa/illud, qui ont donné les déterminants appelés «articles définis». Les articles en ancien français se déclinaient comme les noms en CS et CR, au masculin comme au féminin. Alors qu’en français moderne, on a l’opposition le / la / les, l’ancien français opposait li / le (masc.), la (fém.) et les (plur.).

ArticledéfiniMASCULINFÉMININ
SingulierPlurielSingulierPluriel
CSlililales
CRleles

Pour l’article indéfini, ce sont les formes uns / un (masc.) et une (fém.), alors que le pluriel était toujours marqué par uns (en français moderne: des). 

ArticleindéfiniMASCULINFÉMININ
SingulierPlurielSingulierPluriel
CSunsunsuneunes
CRun

L’emploi du genre

De façon générale, la marque du genre se trouvait en latin dans la désinence des noms et des adjectifs, c’est-à-dire dans leur terminaison. Dans l’évolution du latin vers l’ancien français, les marques du genre ont perdu leurs caractéristiques d’origine. Pour simplifier la description, on peut indiquer les grandes tendances suivantes:

1) La déclinaison féminine en -as a donné des mots du genre féminin en français: rosam > rose / rosas > roses

2) Les pluriels neutres latins en -a ont également donné des mots au féminin en français: folia > feuillearma > arme.

3) Les mots masculins latins en -is sont devenus masculins en français: canis > chienpanispain; rex/regis > roi

4) Les noms latins terminés en -er sont aussi devenus masculins: pater > pèrefrater > frèreliber > livre.

Pendant la période romane, le latin a perdu le neutre qui a été absorbé par le masculin; par exemple, granum > granus > grain (masc.). Du neutre latin, granum et lactis sont passés au masculin en français; du masculin latin, floris est passé au féminin en français; par contre, gutta et tabula sont restés au féminin; mais burra (bure) a conservé le féminin du latin pour passer au masculin lorsqu’il a désigné le «bureau» en français.

Cependant, beaucoup de mots d’ancien français ont changé de genre au cours du Moyen Âge. Ainsi, étaient féminins des mots comme amour, art, évêché, honneur, poison, serpent; aujourd’hui, ces mots sont masculins. À l’opposé, des mots aujourd’hui féminins étaient alors masculins: affaire, dent, image, isle (île), ombre, etc.

La féminisation

L’ancien français semble une langue moins sexiste que le français contemporain, du moins si l’on se fie à certaines formes qui existaient à l’époque.

Notons l’opposition damoiselle (fém.) / damoisel (masc.) ou damoiselle/damoiseau pour désigner les jeunes nobles (femmes ou hommes), qui n’étaient pas encore mariés. Au cours des siècles, seul le mot demoiselle est resté dans la langue, alors que les formes masculines damoisel/damoiseau sont disparues.

Après tous ces changements, on ne se surprendra pas qu’on en soit arrivé à une répartition arbitraire des genres en français moderne.

Dans le Guide Guide d’aide à la féminisation des noms (1999), les auteurs rapportent des exemples de termes féminisés tirés du Livre de la Taille de Paris de l’an 1296 et 1297 :

aiguilliere, archiere, blaetiere, blastiere, bouchere, boursiere, boutonniere, brouderesse, cervoisiere, chambriere, chandeliere, chanevaciere, chapeliere, coffriere, cordiere, cordoaniere, courtepointiere, couturiere, crespiniere, cuilliere, cuisiniere, escueliere, estuveresse, estuviere, feronne, foaciere, fourniere, from(m)agiere, fusicienne, gasteliere, heaulmiere, la(i)niere, lavandiere, liniere, mairesse, marchande, mareschale, merciere, oublaiere, ouvriere, pevriere, portiere, potiere, poulailliere, prevoste, tainturiere, tapiciere, taverniere, etc.

La numération

Il faut mentionner également le système de numération qui a profondément été modifié en ancien français. Les nombres hérités du latin correspondent aux nombres de un à seize. Le nombre dix-sept, par exemple, est le premier nombre formé d’après un système populaire (logique) qui sert pour tous les nombres suivants: 10 + 7, 10 + 8, 10 + 9, etc. En ce qui concerne les noms des dizaines, le latin possédait un système décimal; ainsi, dix (< decemvingt (< viginti), trente (< tringinta), quarante (< quadraginta), cinquante (< quinquageni) et soixante (< sexaginta) sont d’origine latine. Il en est de même pour les formes employées en Belgique et en Suisse telles que septante (< septuaginta > septante), octante (< octoginta) ou huitante (< octoginta > oitante) et nonante (< nonaginta) dans septante-troisoctante-neuf (ou huitante-neuf), nonante-cinq, etc.

Mais, l’ancien français a adopté dès le XIIe siècle la numération normande (d’origine germanique) qui était un système vicésimal, ayant pour base le nombre vingt (écrit vint ou vin). Ce système était courant chez les peuples d’origine germanique. Selon ce système, on trouvait les formes vingt et dix (écrites vins et dis) pour 30, deux vinspour 40, trois vins pour 60, quatre vins pour 80, cinq vins pour 100, six vins pour 120, dis vins pour 200, quinze vins pour 300, etc. Encore au XVIIe siècle, des écrivains employaient le système vicésimal. Ainsi, Racine écrivait à Boileau: «Il y avait hier six vingt mille hommes ensemble sur quatre lignes.» 

Le système de numération du français standard est donc hybride: il est à la fois d’origine latine et germanique. Quant à un numéral comme soixante-dix, c’est un mot composé (soixante + dix) de formation romane populaire; il faudrait dire trois-vingt-dix pour rester germanique (normand). Le numéral quatre-vingt-dix est également d’origine normande auquel s’ajoute le composé populaire [+ 10].

C’est l’Académie française qui, au XVIIe siècle, a adopté pour toute la France le système vicésimal pour 70, 80, 90, alors que le système décimal (avec septanteoctantenonante) étaient encore en usage de nombreuses régions; d’ailleurs, ce système sera encore en usage dans certaines régions en France jusque qu’après la Première Guerre mondiale.

Les verbes

Au Moyen Âge, plusieurs verbes avaient des infinitifs différents de ceux d’aujourd’hui. Ainsi, au lieu de l’infinitif en -er (issu du latin des verbes en -are, par exemple dans cantare > chanter), on employait celui en -ir abhorrir, aveuglir, colorir, fanir, sangloutir, toussir, etc. On trouvait aussi des infinitifs tout à fait inexistants aujourd’hui : les verbes tistre (tisser), benistre (bénir) et benire (bénir). De plus, de très nombreux verbes, fréquents à l’époque du Moyen Âge, sont aujourd’hui disparus: ardoir (<ardere: brûler), bruire (<*brugere: faire du bruit), chaloir(<calere: avoir chaud), doloir (<dolere: souffrir), enfergier (<en fierges: mettre aux fers), escheler (<eschiele: monter dans une échelle), ferir (<ferire: combattre), nuisir <nocere: nuire), oisever (<*oiseus : être oisif), plaisir<placere: plaire), toster <*tostare: rôtir), vesprer < vesperare: faire nuit).

L’ancien français a fait disparaître certains temps verbaux du latin: le plus-que-parfait de l’indicatif (j’avais eu chanté), le futur antérieur (j’aurais eu chanté), l’infinitif passé (avoir eu chanter), l’infinitif futur (devoir chanter). En revanche, l’ancien français a créé deux nouvelles formes: le futur en -rai et le conditionnel en -rais. Le latin avait, pour le futur et le conditionnel, des formes composées du type cantare habes (mot à mot: «tu as à chanter»: chanteras), cantare habebas (mot à mot: «tu avais à chanter»: chanterais). Fait important, l’ancien français a introduit le «que» pour marquer le subjonctif; il faut dire que la plupart des verbes étaient semblables au présent et au subjonctif (cf. j’aime / il faut que j’aime).

Enfin, la conjugaison en ancien français ne s’écrivait pas comme aujourd’hui. Jusqu’en moyen français, on n’écrivait pas de -e ni de -s à la finale des verbes de l’indicatif présent: je dyje fayje voyje supplyje rendy, etc. De plus, l’emploi du futur n’a pas toujours été celui qu’il est devenu aujourd’hui. Beaucoup écrivaient je priray(prier), il noura (nouer), vous donrez (donner), j’envoirai (envoyer), je mouverai (de mouver), je cueillirai (cueillir), je fairai (faire), je beuvrai (boire), je voirai (voir), j’arai (avoir), je sarai (savoir), il pluira (pleuvoir).

La création des latinismes

De fait, le Moyen Âge a été une époque de traduction des œuvres rédigées en latin. Or, ces traductions furent très importantes, car elles ont introduit une quantité impressionnante de mots savants issus du latin biblique. Ainsi, des noms de peuples juifs ont été francisés: israelite, philistin, sodomite, etc. De nombreux mots grecs sont passé au français dans les traductions du Nouveau Testament: ange, cataracte, Christ, eglise, synagogue, holocauste, orphelin, paradis, patriarche, prophete/prophetesse, psaume, psautier, scandale, etc. Les latinismes passent au français par les traductions de la Vulgate: abominer, abomination, abominable, adorer, arche, circoncision, confondre, confusion, consommer, consommation, contrition, convertir, deluge, etc. 
Dans la Bible historiale completee (vers 1380-1390) de Guyart des Moulins, on peut relever plusieurs doublets pour traduire un même mot latin, l’un provenant du latin biblique (lingua latina), l’autre du «françois» vulgaire (lingua gallica): arche/hucheiniquité/feluniemiséricorde/merci, etc. Autrement dit, dès l’apparition du plus ancien français, la langue a puisé directement dans le latin les mots qui lui manquaient. Il était normal que l’on songe alors à recourir au latin, langue que tout lettré connaissait. Dans de nombreux cas, le mot emprunté venait combler un vide; dans d’autres cas, il doublait, comme on vient de le voir, un mot latin d’origine et les deux formes (celle du latin populaire et celle de l’emprunt savant) coexistèrent avec des sens et des emplois toujours différents. Commençons avec les mots nouveaux qui ne viennent pas doubler une forme déjà existante.

Afin de combler de nouveaux besoins terminologiques, l’Église catholique a elle-même donné l’exemple en puisant dans le vocabulaire latin pour se procurer les mots qui lui manquaient: abside, abomination, autorité, discipline, glorifier, majesté, opprobre, pénitence, paradis, quotidien, résurrection, humanité, vérité, virginité, etc. La philosophie a fait de même et est allée chercher des mots comme allégorie, élément, forme, idée, matière, mortalité, mutabilité, multiplier, précepte, question, rationnel, substance, etc. Nous devons aux juristes des termes comme dépositaire, dérogatoire, légataire, transitoire, etc. Mais c’est du domaine des sciences que l’ancien français a dû puiser le plus abondamment dans le fonds latin: améthiste, aquilon, aromatiser, automnal, azur, calendrier, diurne, emblème, équinoxe, fluctuation, occident, solstice, zone, etc. Les emprunts au latin classique comptent sûrement quelques dizaines de milliers de termes.

C’est au cours de cette période de l’ancien français qu’a commencé la latinisation à l’excès et qui atteindra son apogée au XVe siècle, avec le moyen français. L’expression «escumer le latin» est apparue au début du XIIe siècle. Elle désignait les latiniseurs qui «volaient» ou «pillaient» les ressources du latin, à l’exemple des pirates qui écumaient les mers.  Les savants latiniseurs avaient développé un procédé lexical efficace qui consistait à ajouter une désinence «françoise» à un radical latin (savant). Le XIIIe siècle a été l’âge d’or du latin d’Église devenu le «latin scolastique», les savants lettrés se détournant de la rhétorique pour se livrer à la dialectique et aux études théoriques. Le latin s’est enrichi de nombreux mots abstraits, d’emprunts au grec ou à l’arabe. Le latin enseigné dans les premières universités françaises était du «latin didactique», qui n’avait rien à voir avec le latin classique. . 

Dans ces conditions d’usage intensif du latin par les savants du Moyen Âge, il était préférable d’écrire dans cette langue pour acquérir un prestige supérieur à celui qui n’écrivait qu’en «françois» (ou en tudesque), car le latin écrit était une langue européenne internationale permettant de communiquer avec l’ensemble des autres savants de l’époque. Qui plus est, une œuvre écrite en français pouvait être traduite en latin afin d’atteindre la célébrité. Cependant, à la fin du XIIIe siècle, la production latine sera en baisse auprès de la Cour et aura tendance à se replier vers l’école et les sciences, sauf en Angleterre qui avait déjà tourné le dos au latin et qui considérait que le français était aussi une langue de vulgarisation scientifique. À la Renaissance, le latin n’évoluera plus et deviendra langue morte, en même temps que les productions littéraires et scientifiques en langue vulgaire, en français en l’occurrence, se développeront.

L’influence de la langue arabe

C’est grâce à la diffusion de l’islam que la langue arabe s’est répandue après le VIe siècle. Cette langue, l’arabe littéraire ou coranique, a été codifiée; elle a acquis alors le statut de langue savante, ce qui n’était pas le cas du français de l’époque. Puis le rayonnement de la langue et de la culture arabes a progressé lors des conquêtes territoriales pendant tout le Moyen Âge. Les villes saintes de La Mecque et de Médine sont devenues des centres religieux et intellectuels très importants. C’est par les ouvrages traduits en arabe que les intellectuels chrétiens d’Occident ont découvert la philosophie grecque ainsi que les sciences et les techniques des Anciens, par exemple, les œuvres du mathématicien Euclide, de l’astronome Ptolémée, des médecins Hippocrate et Galien, du philosophe Aristote. De cette façon, les Arabes ont transmis également les cultures indienne, perse et grecque, notamment en algèbre, en médecine, en philosophie, en alchimie, en botanique, en astronomie et en agronomie. Il faut comprendre qu’avec les œuvres se sont aussi transmis les mots.

Les emprunts de l’arabe au français

De fait, la langue arabe a donné quelques centaines de mots au français, notamment au cours des XIIe et XIIIe siècles, mais encore au XIVe siècle. Ainsi, les savants arabes ont fourni au français, directement ou par l’intermédiaire d’autres langues (le latin médiéval et l’espagnol), des termes d’origine arabo-persane tels que échec (jeu), jasmin, laque, lilas, safran ou timbale. C’est ainsi que le français a emprunté à l’arabe des mots liés aux sciences, aux techniques et au commerce : abricot, alambic, alchimie, algèbre, almanach, ambre, azur, chiffre, coton, douane, girafe, hasard, épinard, jupe, magasin, matelas, nénuphar, orange, satin, sirop, sucre, tare. N’oublions pas qu’au XIe siècle les plus grands noms de la littérature, de la philosophie et de la science sont arabes. La science moderne, particulièrement la médecine, l’alchimie, les mathématiques et l’astronomie, est d’origine arabe. Dans ces conditions, il était normal que la langue arabe exerce une influence importante sur les autres langues. Cependant, l’arabe n’a transmis directement au français qu’un petit nombre de mots; la plupart des mots arabes nous sont parvenus par l’intermédiaire du latin médiéval, de l’italien, du provençal, du portugais et de l’espagnol. De plus, les Arabes avaient eux-mêmes emprunté un certain nombre de mots au turc, au persan ou au grec. Comme on le constate, les mots «voyagent» et prennent parfois de longs détours avant de s’intégrer dans une langue donnée. En voici quelques exemples de l’arabe ayant passé auparavant, selon le cas, par le grec, le portugais, le latin, l’italien, l’espagnol, le provençal, le turc, etc. 

Les emprunts à l’arabe ont surtout été faits entre les XIIe et XIXe siècles, mais les XVIe et XVIIe siècles ont été particulièrement productifs. Après 1830, c’est-à-dire après la conquête de l’Algérie par la France, d’autres mots arabes (une cinquantaine environ) ont pénétré dans la langue française: zouave, razzia, casbah, maboul, barda, kif-kif, toubib, bled, matraque, etc.

Les chiffres arabes

C’est la langue arabe qui a permis au français, comme à bien d’autre langues, de découvrir la numérotation en «chiffres arabes». Les Arabes avaient eux-mêmes emprunté à l’Inde ce système de numérotation qu’ils nommaient «chiffres hindîs». En France, un moine mathématicien et astronome du nom de Gerbert d’Aurillac (938-1003) avait découvert les chiffres arabes lors de ses études en Catalogne (Barcelone). À cette époque, les monastères catalans possédaient de nombreux manuscrits de l’Espagne musulmane; Gerbert s’est initié à la science arabe, étudiant les mathématiques et l’astronomie. Il s’est rendu vite compte des avantages de la numérotation décimale, même s’il ignorait encore le zéro. Il a été l’un de ceux qui a favorisé l’élection de Hugues Capet comme roi de France en juin 987. Devenu pape en 999 sous le nom de Sylvestre II (le premier pape français), il a employé toute son autorité pour promouvoir la numérotation arabe, ce qui lui a valu le surnom de «pape des chiffres». L’érudition de Sylvestre II était si considérable qu’il était considéré comme l’un des plus grands savants de son temps, puis il a sombré totalement dans l’oubli.

Cependant, dans leur forme actuelle avec le zéro, les chiffres arabes ont été introduits en Europe par le mathématicien italien Leonardo Fibonacci (v. 1175 – v. 1250). En 1202, celui-ci a publié son Liber abaci (« Le livre des calculs »), un traité sur les calculs et la comptabilité basé sur le système décimal à une époque où toute l’Europe recourait encore aux chiffres romains. Ce sont des clercs, qui au retour des croisades, ont été les véritables diffuseurs de la numérotation arabe en France.

Bien que les chiffres arabes soient plus performants que la notation romaine, ils ne se sont pas imposés très rapidement. Le système était même mal reçu, en raison notamment du zéro, qui désignait alors le néant ou le vide, une notion familière aux hindous, mais étrangère aux Occidentaux. En 1280, Florence a même interdit l’usage des chiffres arabes par les banquiers. En réalité, le conservatisme des Européens en la matière faisait en sorte que les chiffres romains étaient perçus comme l’un des «piliers de la civilisation» occidentale. Se considérant les fidèles héritiers de l’Empire romain, beaucoup d’Européens croyaient qu’ils ne pouvaient utiliser que les chiffres romains ou les chiffres grecs, pourtant très peu pratiques en matière de calcul. Il faudra attendre le XIVe siècle pour que les chiffres arabes soient acceptés grâce à l’influence de mathématiciens comme Nicolas Chuquet (né entre 1445 et 1455, décédé entre 1487 et 1488), François Viète (1540-1603) et Simon Stevin (1548-1620). C’était la Révolution française qui a généralisé en France l’emploi systématique de cette numérotation.

Le MOYEN FRANÇAIS – XIVe-XVe s.

Charles VI de France

Avec les XIVe et XVe siècles, s’ouvrit une période sombre pour la France, qui a sombré dans un état d’anarchie et de misère. C’est l’une des époques les plus agitées de l’histoire de ce pays au point de vue sociopolitique: guerre de Cent Ans avec l’Angleterre, guerres civiles, pestes, famines, etc.

Hors de France, l’Église était compromise par des abus de toutes sortes et des désordres scandaleux, qui lui ont fait perdre son crédit, pendant que l’Empire ottoman mettait fin à l’Empire romain d’Orient. Évidemment, la langue française — ainsi que le latin — allait subir les effets de ces bouleversements. La période du moyen français sera avant tout une période de transition, c’est celle qui allait permettre le passage de l’ancienne langue au français moderne.

La position du français

Dès l’époque de Philippe le Bel (1268-1314), on avait commencé à employer plus ou moins régulièrement le français au lieu du latin dans les actes officiels, dans les parlements régionaux et à la chancellerie royale. Ainsi, dès 1300, dans le Nord, il s’était constitué une langue administrative et judiciaire qui faisait déjà concurrence au latin: la lingua gallica. Cependant, on employait la lingua occitana en Occitanie, mais après 1350 l’administration royale expédiera de plus en plus des actes rédigés en français. À cette époque, les ouvrages des juristes romains et des philosophes grecs ont été traduits en français, en même temps que naissait une littérature comique ou satirique plus adaptée à un public moins instruit. Quant aux savants, clercs et autres lettrés, à défaut de franciser leur latin, ils continuaient de latiniser leur français, mais le moyen français allait aussi mettre un frein aux latiniseurs, ceux qu’on a appelé les «escumeurs du latin».

Le «françois de France» était déjà employé en Angleterre dans les actes et les documents royaux. Le plus ancien manuel de «françois», le Traite sur la langue françoise, a été composé par un Anglo-Normand, Walter de Bibbesworth, entre 1240 et 1250. Il était destiné aux nobles anglais, qui avaient déjà des notions de «françois» et désiraient parfaire leurs connaissances dans cette langue.

La Guerre de Cent Ans

Avant la Peste noire de 1348, la France comptait 25 millions de citoyens, soit près du tiers de tous les Européens. Compte tenu de la division linguistique entre le Nord (langues d’oïl) et le Sud (occitan), le français était déjà la langue la plus parlée en Europe au milieu du XIVe siècle. Divers facteurs vont favoriser la progression du français en France, mais en limiter l’expansion en Angleterre.

En 1328, le dernier des Capétiens (Charles IV) est mort sans héritier. Le roi d’Angleterre a fait valoir ses droits à la succession au trône de France, mais Philippe VI de Valois (qui a régné de 1328 à 1350) était préféré par les princes français (1337). C’est alors que deux rois de langue française, Philippe VI de Valois et Édouard III d’Angleterre, se sont disputé le royaume de France à partir de 1337, mais la guerre a duré jusqu’en 1453: c’était la guerre de Cent Ans, qui a évolué en d’innombrables petites guerres, lesquelles déclenchaient d’autres, sans fin.

On peut décrire cette longue guerre comme uneéternelle série de campagnes militaires, entrecoupée de trêves et de traités de paix. Mais cette guerre de Cent Ans a affaibli la monarchie française, qui a  perdu plusieurs provinces (Bretagne, Normandie, Guyenne, Gascogne, etc.) au profit de l’Angleterre. La défaite française de Poitiers en 1356, alors que le roi Jean II le Bon a été capturé, a offert à la monarchie anglaise la Guyenne, la Gascogne et une grande partie du Poitou. Après une nouvelle défaite française à Azincourt (1415), les Anglais, avec l’aide de leurs alliés bourguignons, ont pris Paris et se sont installés en Île-de-France, en Normandie et en Bretagne.

Pour redresser l’image de la France et venger Azincourt (5000 cadavres français), il faudra attendre l’année 1429. Cette année-là, Jeanne d’Arc a libéré Orléans de la tutelle anglaise. C’est elle qui, sous Charles VII a redonné définitivement l’avantage au roi de France; ce dernier a repris progressivement Paris (1436), la Normandie (1450), la Guyenne (1453), etc.

La France a payé très cher sa victoire sur les Anglais pour récupérer son territoire. Les guerres ont ravagé le pays tout entier et ont ruiné 

l’agriculture, occasionnant la famine et la peste, décimant le tiers de la population. La noblesse elle-même a perdu près des trois quarts de ses effectifs, permettant ainsi aux bourgeois enrichis par la guerre d’acheter des terres et de s’anoblir. La vieille société féodale s’est trouvée ébranlée et un nouvel idéal social, moral et intellectuel a commencé à naître.

L’éviction du français d’Angleterre

La guerre de Cent Ans contre les Anglais a fait naître un fort sentiment nationaliste, tant en France qu’en Angleterre. Paradoxalement, c’est en pleine guerre de Cent Ans contre les Français que les Anglais ont choisi une devise en français («Honi soit qui mal y pense», avec un seul n) pour l’ordre de la Jarretière officiellement appelé Ordre très Noble de la Jarretière (en anglais: The Most Noble Order of the Garte).

En réaction contre la France, le Statute of Pleading du Parlement anglais a reconnu dans un texte rédigé en français l’anglais comme langue unique des tribunaux, mais dans les faits le français restera une langue employée jusqu’en 1731, malgré la déclaration du Parlement de 1362, qui décidait de faire de l’anglais la langue juridique du pays. 

C’est la linguiste Henriette Walter qui affirme dans son livre Honni soit qui mal y pense que, sans l’intervention de Jeanne d’Arc, les Anglais restés en partie francophones auraient pu adopter définitivement le français et transporter plus tard cette langue dans les futurs États-Unis d’Amérique et ailleurs. Même s’il ne s’agit là que d’une hypothèse, les chances du français de s’implanter en Angleterre auraient été incontournables. Ou bien le duc de Bourgogne ou bien le roi d’Angleterre aurait occupé le trône de France en lieu et place des Valois; or, ces deux prétendants parlaient le français. Ayant conservé la moitié de leurs terres en France, les «rois-anglais-de-langue-maternelle-française» n’auraient certainement pas eu cette réaction anti-française qu’ils ont développée par la suite, une fois «boutés hors de France». Autrement dit, la conquête de la France par les Anglais aurait assuré la pérennité du français en Angleterre grâce à la fusion des deux royaumes. Dans ce cas, le français aurait certainement dominé sur l’anglais. Par la suite, la répartition mondiale des langues aurait aujourd’hui une toute autre apparence.   

L’état de la langue

Tout le système de l’ancien français s’est simplifié. Les nombreuses diphtongues et triphtongues ont disparu, se réduisant à des voyelles simples dans la langue parlée. Les «lettrés» de l’époque ont réagi en exigeant de conserver des graphies qui ne correspondaient plus à la langue orale; seule la langue écrite a conservé les traces de la prononciation de l’époque précédente dans des mots comme oiseau, peau, fou, fleur, coeur et saoul.
On a eu aussi tendance à restituer des consonnes doubles disparues en ancien français (p. ex., belle pour bele d’après le latin bellaflamme pour flame d’après flamma, etc.), comme aussi d’autres consonnes disparues en position faible (devant consonne, p.ex. sept pour sèt, d’après septem).

Pour lutter contre les confusions dues, à l’initiale des mots, à l’alternance entre la lettre [u] et [v] dans la graphie, on a ajouté un [h] initial, ce qui permit de distinguer des mots tels que huis de vishuître de vitre, etc. 

Plus tard, au XVIe siècle, on introduisit la cédille pour distinguer la lettre [c] prononcée [k] de celle [c] prononcée [s], ainsi que les accents tels que à, â, ê, ô. 

L’orthographe s’est compliquée malgré les efforts de certains pour la rationaliser. On observe aussi l’effritement des consonnes finales (par exemple grand prononcé antérieurement gran-ntt devint gran) et la contraction des mots (serment pour serement). 

Néanmoins, l’orthographe a commencé à se fixer, comparativement à l’ancien français, tout en se compliquant en même temps, et ce, malgré les efforts de certains pour la rationaliser.

La déclinaison issue du latin et réduite à deux cas en ancien français est tombée également, favorisant ainsi une stabilisation de l’ordre des mots dans la phrase (sujet + verbe + complément); les prépositions et les conjonctions se sont développées beaucoup, ce qui a rendu la phrase plus complexe. Les conjugaisons verbales se sont régularisées et se sont simplifiées. Par rapport à l’ancien français, de nombreux mot ont disparu, notamment les termes locaux.

LA RENAISSANCE 

Le XVIe siècle a été celui de la Renaissance. Au plan des idées, en dépit des guerres d’Italie et des guerres de religion qui ont ravagé la France tout au long du siècle, le pays a vécu une période d’exaltation sans précédent: le développement de l’imprimerie (inventée au siècle précédent), la fascination pour l’Italie, et l’intérêt pour les textes de l’Antiquité, les nouvelles inventions, la découverte de l’Amérique, etc., ont ouvert une ère de prospérité pour l’aristocratie et la bourgeoisie. Pendant que la monarchie consolidait son pouvoir et que la bourgeoisie s’enrichissait, le peuple vivait dans la misère et ignorait tout des fastes de la Renaissance.

La prépondérance de l’Italie

Le XVIe siècle a été marqué par la prépondérance de l’Italie dans presque tous les domaines en raison de sa richesse économique, son avance technologique et scientifique, sa suprématie culturelle, etc. Au seuil du XVIe siècle, la France en était encore au XIVe. Par contre, les Italiens tenaient le haut du pavé dans tout le monde méditerranéen depuis deux ou trois siècles. Les succursales de leurs compagnies de commerce s’étendaient de la mer du Nord à la mer Noire, de la péninsule Ibérique au Levant.

C’est en Italie qu’a commencé la Renaissance en Europe. Les plus grands peintres de l’Europe étaient Léonard de Vinci, Michel-Ange, Botticelli, Raphaël, etc. Peintre mais aussi ingénieur, architecte, savant, philosophe, Léonard de Vinci peut être considéré comme l’une des figures les plus représentatives de l’humanisme italien de cette époque. Alors il n’est pas surprenant que les Français, les Espagnols, les Catalans, les Anglais aient été fascinés par ce pays et qu’ils aient cédé à une vague d’italomanie sans précédent que la langue française reflète encore aujourd’hui en raison de la proximité avec l’Italie.

De nombreux Italiens sont venus vivre à la cour du roi de France et les mariages diplomatiques, comme celui de Catherine de Médicis (1519-1589) avec Henri II (1519-1559), ont amené à la cour des intellectuels, des artistes et des scientifiques italiens. Régente de France pendant près de vingt ans, Catherine de Médicis a su régner avec une poigne de fer et a favorisé le développement des arts italiens en France. La cour de France s’est raffiné en s’italianisant.

Les conflits

L’Italie est devenu le théâtre des rivalités entre la France de François Ier (1494 – 1547) et l’empereur Charles Quint (1500-1558). Ce dernier contrôlait non seulement l’Espagne, mais aussi une grande partie de l’Italie. 

À peine maîtres de leur royaume unifié, les rois de France se sont lancés dans les conquêtes extérieures: les guerres d’Italie ont duré de 1494 à 1559. À l’origine, ces conflits ont mis en scène le roi de France, qui voulait faire valoir ses droits sur les royaumes de Naples et du Milanais, mais on peut penser aussi que les Français étaient attirés par les richesses et la civilisation brillante d’au-delà des Alpes, alors qu’ils accusaient un net retard économique et culturel sur l’Italie, une séquelle de la guerre de Cent Ans (1337-1453).

Au moment de la Renaissance, l’Italie avait tout pour exercer une très grande fascination sur les Français. Ce pays était en avance sur le plans économique, militaire, culturel, etc. De fait, la cour de France s’exprimait autant en italien qu’en «françois», car des centaines de courtisans étaient d’origine italienne et avaient adopté les usages italiens, que ce soit la mode, les arts, la musique, l’alimentation, etc. 

Les italianismes

L’influence culturelle de l’Italie s’est reflétée nécessairement dans la langue française au moyen des emprunts. Des milliers de mots italiens ont pénétré le français, notamment des termes relatifs à la guerre (canon, alarme, escalade, cartouche), à la finance (banqueroute, crédit, trafic), aux moeurs (courtisan, disgrâce, caresse, escapade), à la peinture (coloris, profil, miniature) et à l’architecture (belvédère, appartement, balcon, chapiteau, etc.). En réalité, tous les domaines ont été touchés: l’architecture, la peinture, la musique, la danse, les armes, la marine, la vie de cour, les institutions administratives, le système pénitencier, l’industrie financière (banques), le commerce, l’artisanat (poterie, pierres précieuses), les vêtements et les objets de toilette, le divertissement, la chasse et la fauconnerie, les sports équestres, les sciences, etc. Bref, une véritable invasion de quelque 8000 mots à l’époque, dont environ 10 % sont utilisés encore aujourd’hui. 

Cet apport considérable de quelque 8000 mots n’a pas duré très longtemps, seulement quelques décennies. La plupart de ces italianismes sont disparus avec le temps, comme c’est d’ailleurs le sort qui attend la plupart des mots empruntés à l’anglais par le français (ou par toute autre langue) de nos jours. Lorsque les modes changent ou que les réalités disparaissent, les mots disparaissent aussi. Effectivement, il ne reste qu’environ 800 italianismes au XXIe siècle. Il n’en demeure pas moins que l’apport de l’italien a dépassé en importance toutes les influences étrangères qui ont agi sur le français presque jusqu’au milieu du XXe siècle. Non seulement cette influence italianisante a été importante, mais elle a été très profonde, car presque tous les mots se sont intégrés phonétiquement au français, beaucoup ont formé des dérivés ou ont subi des altérations de sens.

Les guerres de religion (1562-1598) et le Nouveau Monde

Le XVIe siècle a été aussi l’époque des guerres de religion, contrecoup de la réforme d’Henri VIII en Angleterre (protestantisme), de Luther en Allemagne et de Calvin en Suisse. Ces guerres étaient liées à la mentalité du temps; il semblait n’y avoir que deux possibilités pour ceux qui confessaient une autre religion: se convertir ou périr, selon le principe du «crois ou meurs». Catholiques (papistes) et protestants (huguenots) se sont fait la guerre pour assurer par la force le triomphe de la «vraie foi», mais ces conflits ont servi en réalité les intérêts des grandes familles princières, qui lorgnaient vers le trône en faisant appel, les unes à l’Angleterre, les autres à l’Espagne. Pendant ce temps, les guerres de religion ont livré le pays à la famine et au pillage, entre les batailles rangées, les massacres, les tortures et les assassinats des grands personnages du royaume de France.

Cependant, le français continuera d’être mal perçu en France par l’Église catholique durant tout le XVIe siècle. Tandis que le latin continuait d’être la langue de l’Église catholique, le français était devenu celle de l’Église protestante en France et en Suisse romande. Les imprimeries de Genève et d’Amsterdam sont devenues par le fait même des centres importants de diffusion du français en Europe et en France.

Par leur brassage d’hommes et d’idées, les campagnes militaires dans le royaume de France ont contribué, plus que tout autre cause, à faire entrer dans la langue française un certain nombre de mots anglais et espagnols. Ce sont surtout des termes relatifs à la guerre et aux produits exotiques dus à la découverte de l’Amérique et de l’Asie par les Anglais et les Espagnols, voire les Portugais.

La découverte du Nouveau Monde

Le français a emprunté de l’Espagne (et du Nouveau Monde) quelque 300 mots, et du Portugal, une cinquantaine de mots. Ces emprunts sont entrés en français à partir de la Renaissance jusqu’au XVIIe siècle; c’est dire que le Moyen Âge espagnol n’a pas exercé une influence importante sur le français, et ce, en incluant les termes d’origine arabe dont une partie est passée dans les emprunts du français à l’espagnol. Cependant, avec la découverte de l’Amérique par l’Espagne et le Portugal, l’espagnol et le portugais auront transmis un nombre important de termes exotiques.

Cependant, l’Espagne n’a jamais exercé une influence aussi grande que l’Italie sur le français, et l’anglais n’établira son influence véritable qu’au XIXe siècle pour l’Angleterre et qu’après la Seconde Guerre mondiale pour les États-Unis.

Jaloux des richesses que l’Espagne et le Portugal retiraient de leurs colonies, François Ier nomma Jacques Cartier(1491-1557) à la tête d’une première expédition en 1534. Ce dernier  devait découvrir de nouveaux territoires et fonder éventuellement un empire colonial. Bien que ces découvertes soient inestimables, les voyages de Cartier au Canada se sont finis, au point de vue de la colonisation, par des échecs, car au début du XVIIe siècle aucun Français ne sera encore installé sur le territoire de la Nouvelle-France. Bien que le navigateur français ait échoué à fonder un établissement au Canada, il a donnaé à la France des droits sur le territoire. Au plan linguistique, les voyages de Cartier ont contribué à fixer très tôt la toponymie de l’est du Canada: les noms de lieu sont depuis cette époque ou français ou amérindiens. Cartier aura eu aussi le mérite d’établir les bases de la cartographie canadienne et d’avoir découvert le grand axe fluvial – le Saint-Laurent – grâce auquel la Nouvelle-France pourra recouvrir, pour un temps, les trois quarts du continent nord-américain.

Le français comme langue officielle

À la fin du XVe siècle, qui avait connu des conflits militaires, l’expansion du français se trouvait renforcée. Le roi de France avait désormais une armée permanente et ces immenses brassages de la population mâle par les guerres n’ont pu que favoriser le français auprès des soldats patoisants. Avec ses 20 millions d’habitants, la France restait le pays le plus peuplé d’Europe et les impôts rendaient le roi de France plus riche que ses rivaux, ce qui a contribué à asseoir son autorité et à promouvoir sa langue. De plus, Paris commençait à dominer la vie économique du pays; l’Église et l’Université y exerçaient leurs principales activités, tandis que les grandes familles de marchands et de banquiers y avaient installé leur quartier général. On y trouvait aussi le Parlement, la Chambre des comptes, le Grand Conseil, la Chancellerie, etc. À partir de 1528, le roi François Ier manifesta son intention de s’installer à Paris: 

Nostre intention est doresnavant faire la plus grande part de nostre demeure et sejour en nostre bonne ville et cité de Paris et alentour plus qu’aultre lieu du royaume.

Dès lors, toute une population nouvelle et influente a pris racine à Paris et a propagé le «françois» du roi. Il s’est élaboré ainsi une forme de français, tantôt populaire tantôt cultivé, qui s’est étendu dans toute l’Île-de-France. La variété populaire, le parisien, est celle des artisans, des ouvriers ou manœuvres, des serviteurs, des petits marchands, etc. La variété cultivée, le françoys, est celle de la religion, de la bourgeoisie, de l’enseignement, de l’administration et du droit. Ces deux variétés étaient différentes, surtout dans la prononciation et le vocabulaire, mais néanmoins intelligibles entre elles. Si le parler parisien comptait plus de locuteurs que le françoys, celui-ci demeurait plus prestigieux.

Mais c’est l’importante ordonnance royale, l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) qui marquera le plus le statut du français. Cette ordonnance traitait de la langue, du moins partiellement (deux articles), car le titre de l’ordonnance mentionnait clairement qu’il s’agissait de la justice: Ordonnance du Roy sur le faict de justice. Pour François Ier, cette ordonnance était une façon de réduire le pouvoir de l’Église tout en augmentant celui de la monarchie. Dorénavant, le roi s’attribuait de plus grands pouvoirs administratifs et limitait ceux de l’Église aux affaires religieuses, notamment pour les registres de naissance, de mariage ou de décès, lesquels devaient être contresignés par un notaire. En obligeant les curés de chaque paroisse à tenir un registre des naissances et des décès, François Ier inaugurait ainsi l’état civil.

C’est dans son château de Villers-Cotterêts que François Ier, qui parlait le françoys, le latin, l’italien et l’espagnol, signa l’ordonnance imposant le françoys comme langue administrative au lieu du latin.

L’ordonnance de 1539 n’a pas eu d’effets immédiats, mais elle a précipité la tendance déjà amorcée depuis 1450, qui consistait à réduire le rôle du latin au profit du françois. Cette ordonnance modifiait le statut du françois de l’Île-de-France par rapport aux autres langues régionales en le transformant en seule langue administrative et judiciaire autorisée, et, par voie de conséquence, en langue la plus utile de France. Certains parlements régionaux étaient passés au françois tout au cours du XVe siècle, notamment Toulouse, Bordeaux, etc. En 1550, l’usage de l’occitan avait disparu presque partout des archives administratives et judiciaires du midi de la France. Cette pénétration du français s’est alors limitée à la langue écrite et non pas à la langue parlée, car le français restera longtemps une langue étrangère pour la majorité de la population.

L’expansion du français en France

Devant l’hostilité de l’Église à publier des ouvrages en d’autres langues que le latin, François Ier créait en 1543 l’Imprimerie royale destinée à publier, en plus du latin, des ouvrages en grec, en hébreu et en français.

Dès lors, les écrits en français se sont multipliés. L’invention de l’imprimerie a eu pour effet de diffuser un nombre beaucoup plus considérable de livres en cette langue, bien que le latin reste encore privilégié. Avant 1550, près de 80 % des livres imprimés en France étaient en latin, cette proportion était passée à 50 % en 1575.  Néanmoins, l’imprimerie a favorisé la diffusion du français: il a paru plus rentable aux imprimeurs de publier en français plutôt qu’en latin en raison du nombre plus important des lecteurs dans cette langue.

Mais les jours du latin étaient comptés, bien que l’Église catholique continue de tenir le latin dans l’exercice du culte et l’enseignement. Évidemment, l’Églises’est opposé avec obstination à toute «réforme» qui avait comme conséquence de ravaler le latin en seconde place après le français. Elle réprima même par le fer et par le feu les mouvements de réforme qui préconisaient la traduction des livres saints en «langue vulgaire». On sait ce qui est arrivé :  vers 1520, la Bible et l’Évangile ont été traduites en français et tous les calvinistes de France ou de Suisse ont répandu les Saintes Écritures sous cette forme, évidemment au grand dam de la hiérarchie catholique qui tenait à son latin. Bon gré mal gré, les polémiques «religieuses» ont fini toutes par être rédigées en français, aussi bien qu’en latin. 

La politique linguistique française a eu comme conséquence de relier l’unité du royaume et l’unité de la langue. Puis le français a commencé à s’imposer comme une langue diplomatique en Europe. Par exemple, si le traité des Pyrénées, conclu entre la France et l’Espagne, avait été rédigé en français et en espagnol en 1659, le traité d’Aix-la-Chapelle de 1668, signé entre les deux mêmes pays, a été rédigé uniquement en français.

Les doublets

C’est aussi à cette époque que nous devons une augmentation importante des doublets, même si ce processus était apparu dès la début de l’ancien français. À la Renaissance, les doublets sont devenus l’une des manifestations courantes du renouvellement du vocabulaire. Un doublet correspond à deux mots de même origine étymologique, dont l’un a suivi l’évolution phonétique normale, alors que l’autre a été emprunté directement au latin (parfois au grec) après quelques siècles. Ainsi, hôtel et hôpital sont des doublets; ils proviennent tous les deux du même mot latin hospitalis, mais l’évolution phonétique a abouti à hôtel, tandis que, quelques siècles plus tard, l’emprunt a donné hospital, puis hôpital. Le mot latin d’origine populaire est toujours le plus éloigné, par sa forme, du latin classique. On compte probablement quelques centaines de doublets qui ont été formés au cours de l’histoire. Les doublets ont toujours des sens différents, parfois très éloignés l’un de l’autre. En français, les doublets touchent généralement des mots d’usage très courant, mais peu de termes scientifiques ou de la vie quotidienne ou familiale. Ce mouvement a eu pour résultat d’introduire un très grand nombre de mots savants. Mais ce procédé du calque, reproduisant l’étymologie latine, a produit un important lexique savant fort différent du fonds lexical ancien et populaire résultat des lois phonétiques et de l’évolution des mots dans le temps. Parallèlement, ce nouveau lexique va s’imposer massivement et s’ajouter à l’ancien comme un système autonome. 

LE GRAND SIÈCLE

Louis XIV

Le français moderne est né à l’époque du Grand Siècle, qui a connu une longue période de stabilité sociale et de prospérité économique et a permis à la France d’atteindre un prestige jusqu’alors inégalé dans les domaines politique, littéraire et artistique. La France était, au XVIIe siècle, la plus grande puissance démographique et militaire de l’Europe; de plus, le pays était gouverné avec autorité par des fortes personnalités: Henri IV, puis Richelieu, Mazarin et Louis XIV, qui a dominé son époque pendant plus de cinquante ans.

L’édit de Nantes était un décret fixant le statut des protestants dans le royaume de France, qui dorénavant pouvaient pratiquer leur religion en toute liberté. Cet édit d’Henri IV a marqué la fin des guerres de religion entre catholiques et protestants, qui avaient ravagé la France de 1562 à 1598.

L’imposition du français

Imposé par les souverains de France, le français était dorénavant considéré à égalité avec ce qu’on croyait être alors comme les trois «langues du bon Dieu»: l’hébreu, le grec et le latin. On a même cru que le français venait du grec (par le latin), lequel serait issu de l’hébreu. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on découvrira la famille indo-européenne et les racines du latin et du grec, lesquels n’ont rien en commun avec l’hébreu.

Sous le règne de Louis XIII (1610-1643), le  cardinal de Richelieu a créé l’Académie française en 1635, qui était chargée de faire un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique, et de prendre soin de la langue. Dans l’intention de son fondateur, l’Académie était formée d’une sélection de «gens d’esprit», dont l’autorité pourrait exercer une heureuse influence sur la langue et la littérature françaises.

Les tâches de l’Académie française ont été fixées en 1637 : elle devait nettoyer le français des ordures qu’il avait contractées dans la bouche du peuple ou dans la foule du Palais et sa fonction principale était de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à la langue française, à la rendre «pure», «éloquente» et «capable de traiter des arts et des sciences». Il s’agissait essentiellement de privilégier la langue parisienne d’où toute tournure provinciale ou régionale devait être bannie. Les «ordures» en question désignaient les mots mal employés, la contamination du langage cultivé par les régionalismes et dialectalismes, les mots étrangers, les termes techniques et les jargons. 

L’expansion extérieure du français

En 1661 a commencé le règne personnel de Louis XIV, qui a dominé tout le siècle, tant en France que sur la scène européenne. Tout le pouvoir a été concentré entre les mains du roi : celui-ci était persuadé que le pouvoir absolu était légitime et représentait Dieu en France.
Sous Louis XIV, la France a acquis de nouvelles provinces : Bretagne, Lorraine, Alsace, Roussillon, Artois, Flandre, Franche-Comté. Par ses acquisitions territoriales, par le prestige de ses victoires, par l’influence qu’elle exerçait en Europe, la France est devenue la plus grande puissance du continent, mais restait négligeable comme force maritime, déjà largement dépassée par la marine anglaise.
Quant au ministre Colbert, il a pratiqué une véritable politique d’impérialisme linguistique conforme à sa politique extérieure. Il a imposé partout le français dans les actes publics, avec comme résultat que les provinces françaises périphériques annexées par la France (Roussillon, Flandre, Alsace, etc. ont délaissé leurs langues locales pour le «français du roy». La question linguistique devenait donc un problème de sécurité pour l’État. Il fallait donc bannir des langues étrangères qui menaçaient les frontières nationales. 

En général, la législation linguistique de Versailles était rigoureusement respectée. Par exemple, afin de franciser les classes inférieures, le roi n’a toléré à Perpignan (Roussillon) que les prêtres connaissant le français et prêchant dans cette langue. Dans les tribunaux, les débats et les procédures devaient se tenir en français seulement. Les sentences des juges ne pouvaient être exécutées que dans la mesure où les fonctionnaires se francisaient, mais ce n’était pas si simple du fait que ces derniers ne parlaient pas français. En 1662, Louis XIV avait acheté Dunkerque aux Anglais. Or, il ne plaisait pas à Jean-Baptiste Colbert que la procédure judiciaire ait lieu en néerlandais; à sa demande, le roi a fait savoir  que les juges dunkerquois devaient employer le français. Bref, la langue, même à cette époque, pouvait servir d’instrument politique.

En 1685, le roi Louis XIV a révoqué l’édit de Nantes signé  par son grand-père, Henri IV. Sur les conseils de ses ministres, Louis XIV a décidé alors de supprimer «l’hérésie protestante» de son royaume. Il faut dire qu’il reprochait aux huguenots leur «sympathie» pour l’Angleterre et les Provinces-Unies des Pays-Bas. De plus, à l’exemple de la majorité des Européens de son époque, il ne pouvait admettre que deux religions puissent cohabiter dans un même État; il tolérait, par contre, une multitude de langues dans son État.

C’est pourquoi il a interdit la pratique de la religion protestante, il a ordonné la démolition des temples et des écoles, il a obligé à baptiser dans la foi catholique tous les enfants à naître et aux pasteurs de quitter la France, tout en l’interdisant aux fidèles d’en faire autant sous peine d’être condamnés aux galères. Les huguenots encore récalcitrants n’ont eu d’autre choix qu’entre la valise et le cercueil. La plupart ont choisi l’exil vers les Provinces-Unies, l’Angleterre ou encore l’Allemagne.

La révocation de l’édit de Nantes a eu pour effet de priver la France de plus de 300 000 huguenots en cinq ans, au profit d’abord de l’Allemagne, de la Suisse (cantons de Genève, de Lausanne et de Neuchâtel), de l’Angleterre, des Pays-Bas, puis plus tard des États-Unis et de l’Afrique du Sud. Ces départs massifs ont privé la France de nombreux hommes d’affaires, de commerçants et de gens instruits, tout en diffusant dans un premier temps le français dans les divers pays d’accueil.

Ce faisant, les huguenots ont contribué à discréditer la France et son roi. La plupart des 300 000 huguenots français se sont fondus  ensuite dans la population locale et ont abandonné complètement l’usage du français, sauf en Suisse romande. S’il leur avait été possible d’émigrer en Nouvelle-France, les huguenots auraient contribué à diffuser le français dans toute l’Amérique du Nord et probablement à empêcher en 1760 la conquête de la Nouvelle-France par la Grande-Bretagne. L’histoire de l’Amérique française aurait été toute autre, sans cette grave erreur de Louis XIV. Malheureusement, jamais le roi de France n’a compris l’impact géopolitique de son nouvel édit. Pire, les huguenots exilés ont fait la prospérité économique de leur pays d’accueil.

Une langue de classe

À cette époque, le français n’était  encore qu’une langue de classe sociale, sauf au Canada et en Acadie où le français était la langue usuelle de presque toute la population blanche. En France, c’était une langue officielle, essentiellement courtisane, aristocratique et bourgeoise, littéraire et académique, parlée peut-être par moins d’un million de Français sur une population totale de 20 millions. Les nobles comptaient environ 4000 personnes à la cour, le reste étant constitué de bourgeois.

Placée entre les mains des habitués des salons et de la cour de Louis XIV, la langue littéraire était celle du monde élégant et cultivé, c’est-à-dire 1 % de la population. Son vocabulaire, appauvri par le purisme (ou souci exagéré de la pureté de la langue), ne s’est pas enrichi, sauf par un certain nombre d’emprunts à l’italien (188 mots), à l’espagnol (103 mots), au néerlandais (52 mots) et à l’allemand (27 mots). Quant à la phrase, elle se raccourcit et se simplifie dès le début du règne de Louis XIV; on délaisse les longues phrases de Corneille. Dans la grammaire, il n’y a pas eu de faits nouveaux remarquables, sauf la disparition du –s du pluriel dans la prononciation, lequel reste, depuis, uniquement un signe orthographique.

La langue littéraire

En dépit de leurs qualités et du prestige dont ils jouissaient en France et à l’étranger, les écrivains du Grand Siècle, tels que Bossuet, Corneille, Racine, Boileau, Molière, La Fontaine, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, etc. n’ont pas créé eux-mêmes le français de leur temps, et n’ont même pas essayé d’imposer leur façon d’écrire. 

La préciosité

C’était aussi l’époque des «précieuses» ou de la préciosité, qui est devenue surtout l’affaire des dames. Molière a popularisé ce mouvement dans sa pièce Les Précieuses ridicules de 1659. De ce fait, il a ridiculisé aussi les précieuses qui n’ont pas toujours été ridicules, car elles ont aussi innové en matière linguistique. L’un des principes des précieuses était de désigner des réalités quotidiennes en les nommant autrement. Par exemple, le nez devenait les écluses du cerveau, les seins les coussinets d’amour, le miroir le conseiller des grâces, le chapeau l’affronteur des temps; être en couches devenait sentir les contrecoups de l’amour permis. Les précieuses ont aussi créé des mots nouveaux dont certains ont disparu débrutaliserimportammentsoupireur, etc. Mais d’autres ont survécu: s’encanaillerféliciters’enthousiasmerbravoureanonymeincontestablepommade, etc. Autrement dit, l’apport des précieuses ne doit pas être considéré comme négligeable pour l’histoire de la langue française.

Les grammairiens

En ce siècle d’organisation autoritaire et centralisée, ce sont les grammairiens qui ont façonné la langue à leur goût; le règne de Louis XIV aurait produit plus d’une centaine de ces censeurs professionnels. À l’image du roi, la langue a vécu une époque de «distinction» et de consolidation. Selon le point de vue des grammairiens, le français était parvenu au comble de la «perfection» et avait atteint un idéal de fixité. Les spécialistes ou professionnels de la langue de l’époque préconisaient l’usage d’un vocabulaire «choisi» et «élégant», tous préoccupés d’épurer la langue par crainte de la corruption.

Tout comme les sujets de Louis XIV, les mots furent regroupés par classes; le vocabulaire ne comprenait que les termes permis à l’«honnête homme» et s’appuyait sur la tradition du «bon usage» de Claude Fabre de Vaugelas(1585-1659), le plus célèbre de tous les grammairiens. Celui-ci a publié en 1647 les Remarques sur la langue française
Préoccupés d’«épurer» la langue, les disciple de Vaugelas ont banni les italianismes, les archaïsmes, les provincialismes, les termes techniques et savants, bref tous les mots «bas». 

L’Académie française, fondée en 1635 par Richelieu, a continué de veiller à la «pureté de la langue» avec quelque 17 500 entrées. Les académiciens avaient pour fonction de «travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences». Le frontispice du Dictionnaire de l’Académie françoise symbolisait bien l’alliance du pouvoir politique et du pouvoir culturel, car l’ouvrage était «dédié au Roy». Suivant l’idéologie prônée par la Grand Siècle, le dictionnaire de l’Académie épurait le vocabulaire pour n’inclure que les termes permis à l’«honnête homme» et nettoyait la langue des ordures qui la menaçaient tout en s’appuyant sur la tradition du «bon usage» de Vaugelas.

Le dictionnaire de l’Académie n’a jamais connu le succès des dictionnaires concurrents, car il préconisait un français idéal, non le français réel. Les auteurs du dictionnaire n’étaient généralement pas des spécialistes, mais des amateurs nommés pour leurs loyaux services auprès du pouvoir en place. La politique courante des membres de l’Académie était de toujours privilégier l’étymologie (latine ou grecque) aux dépens de la prononciation. Finalement, l’Académie a publié la première édition de son dictionnaire seulement en 1694, après cinquante-cinq ans de travaux. Fait à noter, il a fallu près de trois siècles à l’Académie pour publier sa grammaire, la Grammaire de l’Académie française, c’est-à-dire en 1935. Cette première édition de la grammaire, qui contenait des simplifications et des approximations abusives, a été très vivement contestée et ridiculisée par d’éminents linguistes de l’époque. Peu importe les croyances sur ce sujet, l’Académie française n’a jamais exercé une réelle influence sur l’usage du français, bien que sa présence symbolique soit réelle chez les Français et les autres francophones.

En 1680, César-Pierre Richelet (1626-1698) avait publié à Genève son Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, lequel comptait quelque 20 500 entrées. C’était un ouvrage destiné aux lettrés et aux «honnêtes gens», qui désiraient trouver une norme de l’usage. Contrairement à l’Académie, Richelet n’hésitait pas à insérer des mots «bas» tels que bordelchierconconnardenfiler (au sens de «s’habiller»), foireux (au sens de «avoir la diarrhée»), etc.

Dix ans plus tard (1690), parut aux Pays-Bas, à La Haye, le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1619-1688), alors décédé. Ce dictionnaire n’excluait pas les termes dialectaux, ni les mots «bas», ni les termes scientifiques. Furetière faisait figure de précurseur dans son domaine, car il décrivait l’usage en recourant à un ouvrage de type encyclopédique, avec des articles parfois extrêmement longs. Il a connu un succès rapide. Il était abondamment copié et imité, inspirant les travaux des encyclopédistes du siècle suivant. Le dictionnaire de Furetière est aujourd’hui considéré comme le meilleur dictionnaire du XVIIe siècle, de loin supérieur à celui de l’Académie. C’était également le premier dictionnaire encyclopédique au monde, comptant au moins 45 000 articles. 

L’état de la langue française

Même si la langue écrite de cette époque faisait partie du français moderne du fait que les textes nous sont directement accessibles sans traduction, l’état de la prononciation aristocratique ne correspondait pas à celle d’aujourd’hui. Le féminin des participes, par exemple, était identifiable dans la langue parlée: aimée au féminin se prononçait avec un [é] allongé, alors que dans le [é] du masculin aimé était bref; l’infinitif aimer avait un [é] encore plus allongé. De plus, la chute des consonnes finales se poursuivait: mouchoi, plaisi, couri, ifaut, i(l)s ont[izont], not(r) [not] constituaient la norme plutôt que mouchoir, plaisir, courir, il faut, ils ont, notre [notre], qui faisaient «peuple» et «bas». De même, on supprimait les «e» inaccentués dans des mots comme désir, désert, secret, prononcés [dzir], [dzèr], [skrè]. Un autre phénomène intéressant concerne la prononciation de l’ancienne diphtongue oi; les mots en -oi étaient prononcés [wé] ou [wè]. On prononçait [mwé] (moi), [twé] (toi), [rwé] (roi), mais [krwèr] pour croire, [bwèr] pour boire, [franswè] pour le prénom François et le nom français (écrit françois)et [franswèse] dans langue françoise. Ainsi, la langue française de l’Académie se distinguait alors de l’horrible prononciation vulgaire (celle du peuple), qui était passée au [wa] que nous avons maintenant dans roi (plutôt que rwé) conservée comme archaïsme phonétique régional.

C’est cette langue aristocratique qui était parlée dans presque toutes les chancelleries de l’Europe et employée comme langue pour les tractations diplomatiques; elle avait détrôné le latin, même si celui-ci demeurait encore d’usage courant. L’extension de la langue «françoise» (toujours prononcée [franswèz]) était alors considérable, en raison des conquêtes royales et de l’exode des huguenots hors de France. 

Cette langue était particulièrement diffusée en Angleterre et aux Pays-Bas, mais aussi en Allemagne, en Suisse, en Italie, dans les pays scandinaves (Danemark, Suède et Norvège), en Hongrie, en Pologne, en Russie tsariste et jusque dans les Amériques (Canada, Acadie, Louisiane, Antilles). En fait, il n’existait guère une cour allemande ou italienne, où l’on ne trouvait pas des Français ministres, ingénieurs, fonctionnaires, chambellans, maîtres de ballet, académiciens, peintres ou architectes. Ceux-ci exportait le  français.

Cette période relativement glorieuse pour la France a connu, comme bien d’autres, ses préjugés, ses réussites et ses limites. Le Grand Siècle a permis au français de s’imposer de manière incontournable en France et dans ses nouvelles colonies. Bien que l’époque n’ait pas apporté de grandes nouveautés dans la langue, elle l’a consolidée dans ses acquis politiques, sociaux et culturels. Cependant, l’idée qu’on se faisait de la langue française était nettement surestimée, et l’histoire sera là pour le confirmer. On peut faire remarquer aussi que personne à l’époque n’a semblé s’être beaucoup préoccupé de la question de l’orthographe, un domaine totalement négligé et laissé à l’initiative personnelle. Bref, les contemporains du Grand Siècle n’ont rien inventé, mais il ont eu le mérite de propager la langue française.

LE SIÈCLE DES LUMIÈRES

Louis XV

Au XVIIIe siècle, à partir des années 1740, la France vivait une période d’anglomanie. L’avènement du parlementarisme anglais suscitait beaucoup d’intérêt en France encore aux prises avec la monarchie absolue. Des «philosophes» français, tels Montesquieu (1669-1755) et Voltaire (1694-1778), se rendaient en Angleterre et revenaient dans leur pays en propageant de nouveaux mots. C’est à cette époque que le français a emprunté de l’anglais les mots votesessionjurypairbudget (< ancien français: bougette «petit sac»), verdictvetocontredanse (< country-dance), partenaire (< partner), paquebot (< packet-boat), rosbifgigue, etc. La 5e édition du Dictionnaire de l’Académie française, qui publiée en 1798, alors que l’Académie était dissoute depuis 1793 par la Convention nationale, faisait figurer une soixantaine de nouveaux emprunts à l’anglais.  

Déjà, l’anglais avait commencé à concurrencer le français comme langue véhiculaire. Après 1763, la perte du Canada, de la Louisiane, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Dominique, de la Grenade, de Tobago, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent et de Pondichéry, la France n’a pas intervenu à peu près plus en Europe. La chute de la Nouvelle-France constituait la plus grande perte de l’histoire de France, qui a fini par être écartée de la scène internationale au profit de la Grande-Bretagne, laquelle a accru sa richesse économique et sa prépondérance grâce à la maîtrise des mers et à sa puissance commerciale.

Dans ces conditions, le français ne pouvait prendre que du recul, d’abord en Amérique, puis en Europe et ailleurs dans le monde. Certes, le français continuera d’être utilisé au Canada et en Louisiane, mais il régressera sans cesse au profit de l’anglais. Au milieu du XVIIIe siècle, l’anglomanie commençait en Europe et allait reléguer le français en seconde place.

La position du français au XVIIe siècle fascinait bien des esprits régnants et exerçait encore au XVIIIe siècle une séduction certaine. Le latin étant tombé en désuétude, le français l’avait remplacé comme langue de vulgarisation scientifique. Aucune autre langue ne pouvait rivaliser avec le français pour la quantité et la qualité des publications, traductions ou journaux. Non seulement le français servait comme instrument de communication international en Europe, au surplus normalisé et codifié, mais il constituait également un moyen d’identification pour les gens instruits. Connaître le français, c’était faire preuve de son appartenance au cosmopolitisme de son temps et, par le fait même, de son rang. Ce n’est pas un hasard si plusieurs «pères de l’Indépendance» américaine, dont Benjamin Franklin, John Adams, Thomas Jefferson, Robert Livingston, etc., seront des francophiles bilingues ou polyglottes. 

Le français a demeuré, durant un certain temps encore, par-delà les nationalités, une langue de classe à laquelle toute l’Europe aristocratique s’était identifiée. Cette société privilégiée restera figée de stupeur lorsque éclatera la Révolution française, qui mettra fin à l’Europe francisante.

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LE XIXe SIÈCLE

Napoléon I

Si c’est le peuple qui, en définitive, a fait la Révolution, c’est la bourgeoisie qui s’est approprié le pouvoir. La période révolutionnaire a mis en valeur le sentiment national, renforcé par la nécessité de défendre le pays contre les armées étrangères appelées par les nobles en exil qui n’acceptaient pas leur déchéance. 

La guerre aux patois

Ce mouvement de patriotisme s’est étendu aussi au domaine de la langue. Pour la première fois, on a associé langue et nationDésormais, la langue est devenue une affaire d’État: il fallait doter d’une langue nationale la «République unie et indivisible» et élever le niveau des masses par l’instruction ainsi que par la diffusion du français. Or, l’idée même d’une «République unie et indivisible», dont la devise était «Liberté, Fraternité et Égalité pour tous», ne pouvait se concilier avec le morcellement linguistique et le particularisme des anciennes provinces. On aurait pu s’attendre, au contraire, que la Révolution puisse se montrer ouverte aux patois, aux usages non normalisés et aux variétés «basses» de la langue. 

La démocratisation de la France ira jusqu’à donner naissance à l’égalité de tous les locuteurs du français. Mais l’utopie égalitaire n’a pas duré. Rien ne s’est passé ainsi. Les individus qui ont fait la Révolution étaient le produit de l’Ancien Régime. Ils disposaient d’une solide éducation classique et ils savaient s’exprimer oralement. Lorsqu’il était temps de parler en public, ces bourgeois instruits ont su puiser dans la littérature des Lumières les idées, les mots, les phrases et les éléments de discours qu’il leur fallait pour impressionner les foules. Pour ce faire, ils ont eu recours à l’éloquence, que ce soit dans les discours de contestation, de dénonciation ou de revendication. 

Alors que le XVIIIe siècle monarchique et absolutiste avait muselé la parole des individus, la Révolution permettait aux révolutionnaires de la libérer, suivant en cela le modèle des parlementaires britanniques et des assemblées américaines, ces dernières aboutissant à la Révolution à partir de 1776. En même temps, la marque de la langue anglaise sur le vocabulaire français se fera de façon plus insistante, car les institutions britanniques et américaines ont exercé une fascination certaine chez les Français.

À partir de 1793, les révolutionnaires se sont donné le droit d’éliminer leurs concitoyens au nom du progrès pour l’humanité. C’était la politique soumise au principe de la fin justifiant les moyens. Un discours s’est développé dans lequel le terme langue restait l’apanage exclusif du français appelé «notre langue». Tout ce qui n’est pas français devait s’appeler patois ou idiomes féodaux. La Révolution a fait tout pour s’approprier les symboles de l’unité nationale. En 1793, la Convention nationale supprimait toutes les académies et sociétés littéraires officielles, dont la célèbre Académie française qui sera transformée en un Institut national en 1794,  de même  l’Académie de peinture et sculpture, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’Académie des sciences,  l’Académie de musique et  l’Académie d’architecture.

Par la suite, la Révolution s’est vue dans la nécessité d’imposer le français par des décrets rigoureux à travers toute la France, par la force si nécessaire. Sous Robespierre, le décret du 2 thermidor, an II (20 juillet 1794) a sanctionné la terreur linguistique. À partir de ce moment, les patois locaux étaient pourchassés.

Évidemment, une politique linguistique qui se donne comme objectif de faire changer la langue de plusieurs millions de personnes ne peut espérer aboutir à un résultat satisfaisant en quelques années. De fait, la pression que les autorités révolutionnaires tenteront d’exercer sera revue à la baisse pour revenir aux pratiques anciennes. Il faudra attendre au XIXe siècle et des décennies d’instruction obligatoire pour mettre en œuvre les politiques proposées par les révolutionnaires.

La langue française de la bourgeoisie

Quant au code du français, c’est-à-dire la langue elle-même, elle n’a pas changé pas beaucoup au XVIIIe siècle. Le français populaire n’a pas remplacé la langue aristocratique, car c’est la bourgeoisie qui a imposé sa variété de français, pas le peuple. Or, cette variété n’était pas fondamentalement différente de celle de l’Ancien Régime. La seule influence populaire concernait la prononciation de l’ancienne diphtongue -oi qui, de wé (dans loi), est passée à wa. Bref, c’est la prononciation qui s’est modifiée le plus, avec le vocabulaire administratif.

La Révolution française a apporté de nouveaux mots et des significations nouvelles pour rendre compte d’un «monde nouveau». Les mots patrienationpeuplefraternité, etc., ont fait l’objet de connotations quasi religieuses. Les appellations de Monsieur/Madame, ont été remplacées par Citoyen/Citoyenne. En 1793, on a institué par décret la règle du tutoiement (Décret sur le tutoiement obligatoire) en s’inspirant de la Rome antique; on voulait ainsi marquer l’égalité de tous les citoyens entrer eux.

Puis il a fallu changer le calendrier romain, trop religieux, et le système des poids et mesures, sans oublier la toponymie et les prénoms associés à l’Ancien Régime. Cependant, le «tutoiement révolutionnaire» et le titre égalitariste de citoyen/citoyenne à la place de monsieur/madame n’ont  pas persisté.

Quant au vocabulaire, il a subi un certain remue-ménage en raison des nouvelles réalités politiques et sociales. Tout le vocabulaire politique administratif s’est modifié avec la disparition des mots relatifs à l’Ancien Régime et la création de mots nouveaux ou employés avec un genre nouveau. Certains mots sont restés, d’autres, non: Assemblée nationale, contre-révolutionnaire, antipatriotisme, anti-aristocratique, patriotiquement, concordat, convention, anticonstitutionnaire, antipopulaire, pacte républicain, etc.

Le calendrier

La Convention a publié à Paris en 1793, le «calendrier révolutionnaire français» ou «calendrier républicain», appelé aussi «calendrier des Français». Ce calendrier a été utilisé jusqu’au 1er janvier 1806, jour de son abolition, ainsi qu’en 1871 (à Paris seulement). 

Le calendrier républicain était l’œuvre du poète François Fabre d’Églantine, qui s’est rendu célèbre en composant la chanson «Il pleut, il pleut, bergère». Dorénavant, les jours ne devaient plus être consacrés à des saints, mais à des produits du terroir : raisin, safran, châtaigne, tourbe, chien, radis, chèvre, abeille, topinambour, potiron, sarcloir, etc. Les semaines furent portées à dix jours (primididuoditridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octidi, nonidi et décadi) et prirent le nom de décades. Les mois, encore de trente jours, reçurent des noms évoquant des saisons: vendémiaire, brumaire, frimaire, nivôse, pluviôse, ventôse, germinal, floréal, prairial, messidor, thermidor, fructidor. L’année républicaine était ainsi divisée en 12 mois de 30 jours (trois «décades») et se terminait avec cinq jours complémentaires (appelés «sans-culottides» jusqu’au 24 août 1794).

Les députés ont menacé de la guillotine tout citoyen qui s’exprimerait selon l’ancien calendrier, hérité de Jules César (le calendrier julien) et modifié par le pape Grégoire XIII au XVIe siècle pour devenir ce qu’on a appelé le «calendrier grégorien». On voulait ainsi extirper les rites chrétiens, notamment le repos dominical et les fêtes religieuses.

Cependant, le calendrier révolutionnaire s’est révélé difficile à utiliser. Par exemple, le Jour 1 de l’An I tombait le 22 septembre 1792 (fin officielle de l’Ancien Régime), mais le 1er janvier survenait le 11 nivôse. Par ailleurs, étant donné que le calendrier était fondé sur les saisons de la région parisienne, il s’appliquait fort mal à d’autres régions, que ce soit dans les Alpes ou en Provence. De plus, comme la semaine comptait dix jours au lieu de sept, les citoyens perdaient donc des jours de repos ou fériés (un sur dix au lieu de un sur sept). Devant l’impopularité du nouveau calendrier, Napoléon l’abolira le 11 nivôse de l’An XIX (le 1er janvier 1806).

Du calendrier républicain, il ne reste que l’expression «homard thermidor», du nom du mois d’été (du 19 juillet au 17 août), alors que ce crustacé était apprécié.

Les poids et mesures

Une autre réforme a été celle du système des poids et mesures. Il est vrai que, sous l’Ancien Régime, il existait près de 800 unités, selon les particularités et les coutumes locales. La valeur de la perche, de la toise, du pied, du pouce, de la ligne, de l’aune, de la livre, du muid, etc., variait d’une province, d’une ville et même d’une paroisse à l’autre. Par exemple, une livre de farine pouvait varier de poids ou de volume selon la localité. C’est l’ancien évêque d’Autun, Charles-Maurice de Talleyrand qui, le premier, a proposé en 1790 à l’Assemblée nationale d’unifier le système.

Mais c’est Antoine-Laurent de Lavoisier qui est devenu le grand responsable de la réforme du système des poids et mesures. Considéré comme le père de la chimie moderne, il avait adopté pour ses travaux personnels le système décimal et avait recommandé à ses collègues chimistes d’en faire autant. Perçu comme traître par les révolutionnaires en 1794, il a été guillotiné lors de la Terreur à Paris.

Une année plus tard,  une loi promulguait l’emploi du mètre et du kilogramme comme seules mesures officielles autorisées: Instruction sur les mesures de la grandeur de la terre, uniformes pour toute la République et sur les calculs relatifs à leur division décimale. Seront créés ensuite les mots centimètremillimètre, etc.

Les prénoms

De plus, les prénoms français traditionnels ont subi une cure de «déchristianisation». Les lois de la Révolution française ont imposé un cadre très restrictif au choix des prénoms. Les fonctionnaires de l’état civil pouvaient accepter ou refuser un prénom si, en fonction des calendriers et de la coutume, ils n’étaient pas au goût du jour. Des prénoms tels que PierreMarieJean, etc., jugés trop chrétiens, devaient être remplacés par BrutusMaratMessidorRoseHoraceRossignol, Violette, Prune, MuciusLucrèceCésarGerminalNoizetteCerisierLibératheFraizeFromentine, etc. Les sources florales (CaméliaCapucineRoseFloreMargueriteAnémone, etc.) étaient très prisés ainsi que les prénoms de l’Antiquité et de la Révolution.

La progression du français

Malgré tout, cette période agitée et instable a fait progresser considérablement le français sur le territoire national. Les nouvelles institutions, plus démocratiques, ont réuni un très grand nombre de délégués de tous les départements ou divers représentants du peuple dans des assemblées délibérantes où le français était la seule langue utilisée. 

Les populations rurales, désireuses de connaître les événements ainsi que leurs nouveaux droits et devoirs, se sont familiarisés avec le français. Il s’agissait souvent d’un français assez particulier, mais d’un français quand même.

Il faut ajouter aussi que la diffusion des journaux aidait grandement à répandre la langue nationale jusque dans les campagnes les plus éloignées.

Une autre cause importante dans la francisation: la vie des armées. L’enrôlement obligatoire a tiré les hommes de toutes les campagnes patoisantes pour les fondre dans des régiments où se sont trouvés entremêlés divers patois, divers français régionaux et le français national, la seule langue du commandement. De retour dans leur foyer, les soldats libérés ont contribué à l’implantation du français.

Le règne de Napoléon marquera le retour au conservatisme linguistique.

Le conservatisme scolaire 

Du côté de la langue, l’action de l’État a reflété les forces contradictoires de l’époque. La création d’un système d’enseignement primaire d’État (non obligatoire) en 1830 relevait d’un esprit libéral; cet enseignement s’adressait à tous et prescrivait l’usage de manuels en français (non plus en latin). Cette mesure s’est inscrite dans une politique générale des nations modernes pour lesquelles l’enseignement de la langue nationale constituait le ciment de l’unité politique et sociale. 

Les nombreuses réformes pour simplifier l’orthographe ont échoué toutes les unes après les autres. Progressivement, vers 1850, s’est fixée la norme moderne du français: la prononciation de la bourgeoisie parisienne s’est étendue à toute la France, expansion facilitée par la centralisation et le développement des communications (chemin de fer, journaux). Le français était devenu une langue codifiée et normalisée, respectée. Cette époque puriste raffolait des grammaires héritées du XVIIe siècle transmettant les mythes langagiers portant sur le génie de la langue, sa pureté, son «bon usage», comme au temps de Vaugelas, qu’on trouvait encore chez les meilleurs écrivains.

Le langage littéraire

Si les forces conservatrices régnaient dans le domaine scolaire, la libéralisation a  gagné la langue littéraire et le vocabulaire de la langue commune. Le mouvement romantique a révolutionné la langue littéraire et a rompu avec l’humanisme classique démodé.

L’autorité en matière de langue devait cesser d’appartenir uniquement aux grammairiens et être aussi partagée par les écrivains: plus de dogmes, plus de mots interdits. «Tous les mots sont égaux en droit», proclamait Victor Hugo. On a vu l’explosion de la poésie lyrique, sentimentale et pittoresque (Lamartine, Vigny, Hugo, Musset), la peinture des mœurs dans le roman, avec Victor Hugo, Alexandre Dumas, Stendhal, George Sand, Honoré de Balzac, etc., qui n’hésitaient pas à employer la langue populaire et les mots argotiques. La plupart des romans de cette époque ont été publiés en feuilletons dans les journaux et ont connu ainsi une énorme diffusion, ce qui a favorisé la diffusion du français.

L’enrichissement du vocabulaire

En même temps, la langue française s’est enrichie : les découvertes et les inventions dans tous les domaines se sont succédé de plus en plus rapidement et ont mis en circulation des mots techniques, voire des systèmes entiers de nomenclature dont le monde francophone avait besoin.

Quel est le bilan linguistique de cette époque? Les deux dernières décennies ont surtout été bénéfiques pour l’enrichissement du vocabulaire. L’oppression intellectuelle du Second Empire a favorisé un vigoureux brassage idéologique des mouvements d’opposition; le vocabulaire libéral, socialiste, communiste, voire anarchiste, a gagné la classe ouvrière. Les applications pratiques des découvertes en sciences naturelles, en physique, en chimie et en médecine ont apporté beaucoup de mots nouveaux nécessaires à tout le monde. De nouvelles sciences ont apparu, avec leur lexique: l’archéologie, la paléontologie, l’ethnographie, la zoologie, la linguistique, etc. Les ouvrages de vulgarisation, les journaux, les revues et, une nouveauté, la publicité, ont diffusé partout les néologismes. Littré et Larousse ont consigné chacun ces nouveautés dans leur dictionnaire.

La position du français

À la fin du Second Empire, le français concernait tous les Français en France. Même si l’unité linguistique n’était pas encore réalisée complètement, elle était devenue irréversible et imminente, car les jeunes s’exprimaient de moins en moins en patois. Phénomène significatif, les patoisants ont vu leur parler local envahi par les mots du français moderne. Mais, à partir de ce moment, au plan international, c’est l’anglais qui viendra concurrencer le français et lui apporter les nouveautés qui rendent une langue vivante.

Avec l’adoption de la loi Ferry, qui a institué la gratuité de l’école primaire (1881) et a rendu obligatoire (1882) l’enseignement primaire ainsi que la laïcisation des programmes scolaires, le français s’est imposé finalement sur tout le territoire de la France et s’est démocratisé.